I. L’influence du principe pollueur-payeur en matière de responsabilité environnementale

La responsabilité environnementale se définit comme l'instrument par lequel celui qui occasionne une atteinte à l'environnement -le pollueur-est amené à payer pour remédier aux dommages qu'il a causés23. C’est donc l'application du principe pollueur-payeur aux dommages corporels, matériels, et environnementaux.
Inséparable de la responsabilité et de la réparation en droit de l’environnement, ce principe économique inspiré du libéralisme, préconise de faire payer un prix au pollueur en fonction des dégradations qui relèvent de son activité. Sa mise en œuvre conduit à l’internalisation des coûts externes.
Il glisse progressivement vers un principe de responsabilité au sens juridique du terme depuis son inscription en tant que tel dans l'Acte unique européen. Cette approche juridique permet l'identification des responsables de pollutions, l'affectation des coûts résultants de leurs décisions, voire de leur abstention et de leurs actions, ce qui se traduit juridiquement par des sanctions. A défaut ce serait à la victime, ou au contribuable qu'incomberaient les coûts.
Le principe est ainsi assimilé à une obligation de réparer les dommages causés à l’environnement, et une partie de la doctrine lui réserve spécifiquement ce sens indemnitaire. Dans le cadre du Grenelle de l’environnement, le groupe n° 3 « Instaurer un environnement respectueux pour la santé », a estimé dans ses conclusions que « le principe pollueur payeur doit être systématisé en particulier au travers de la responsabilité environnementale.».
Il revêt donc une importance fondamentale en matière de responsabilité environnementale.
L’article 4 de la Charte de l’environnement l’évoque : «toute personne doit contribuer à la réparation des dommages qu’elle cause à l’environnement, dans les conditions définies par la loi».
L'article L110-1-3 de Code de l’environnement précise que « les frais résultant des mesures de prévention, de réduction de la pollution et de lutte contre celle-ci doivent être supportés par le pollueur».
La jurisprudence de la CJUE semble s’orienter vers une application extensive du principe. Elle a rendu, le 9 mars 2010, deux arrêts qui intéressent la notion de responsabilité environnementale et la portée du principe pollueur payeur. Aux termes de ces arrêts, selon le titre du communiqué de presse publié par la Cour : «Les exploitants qui ont des installations à proximité d'une zone polluée peuvent être présumés responsables de la pollution». La difficulté majeure ne réside pas dans la reconnaissance du principe, mais dans son application, qui engendre trois difficultés.
D’abord, la multiplication de fonds d'indemnisation atténue la portée du principe, instaurant une forme de mutualisation des coûts en principe à la charge du ou des pollueurs.
Le deuxième c’est qu’il aboutit souvent à un glissement vers « pollué-payeur » : dans la majorité des cas c‘est la collectivité qui supporte le coût de la dépollution, comme par exemple les dépenses de santé et de nettoiement.
Le troisième c’est l’imputabilité du dommage à un pollueur dans une situation souvent multifactorielle.
Mais réparer un préjudice écologique dépasse la seule application du principe pollueur-payeur, il faut y ajouter la prévention et la punition pour définir « un système normatif de saisie et de régulation du dommage causé à l’environnement », et c’est ce que tendent à réaliser la loi et la jurisprudence.


II. L’amorce doctrinale et législative de la notion de « préjudice écologique pur»

Difficile à définir, la doctrine et la loi peinent encore à se mettre d’accord sur une notion fixe et stable du préjudice écologique pur.
Selon le Professeur Eric Naim-Gesbert, qui se tente à une définition de la notion, le préjudice écologique est un « dommage causé à la biodiversité, scientifiquement identifiable et juridiquement réparable –de manière objective et au plus juste ».
Il correspond à toute dégradation du milieu naturel en lui-même.
La Directive de 2004 qui prévoit un régime de police administrative tendant à adapter la réparation aux spécificités des atteintes causées à l’environnement, et qui sera examiné en détail dans la deuxième partie de cette étude, pose pour la première fois, le principe de réparation du dommage écologique « pur », indépendamment de toute atteinte à des biens ou des personnes.
Il n’y a pas de définition fixe du dommage causé à l’environnement mais il est entendu dans la directive comme «une modification négative mesurable d’une ressource naturelle ou une détérioration mesurable d’un service lié à des ressources naturelles».
La notion nouvelle de service écologique s’entend comme «une fonction assurée par une ressource naturelle au bénéfice d’une autre ressource naturelle ou du public».
C’est l’existence du dommage causé à l’environnement qui déclenche l’application de ce nouveau régime. L’article L161-1, I du Code de l'environnement liste les dommages causés à l’environnement qui déclenchent l’application du régime de la directive.
Les législateurs communautaires et français semblent frileux à l’idée de consacrer la notion de dommage écologique pur qui, il est vrai, impliquerait de nombreuses et fortes conséquences juridiques. Mais le juge civil parait enclin à consacrer la notion de préjudice écologique pur.


III. La quasi-reconnaissance du « préjudice écologique pur » par le juge civil

Pendant longtemps, le juge intégrait la réparation du préjudice écologique pur dans celle du préjudice personnel, économique ou moral, des associations de protection de l'environnement. Les dommages et intérêts correspondaient à une somme pour les frais occasionnés par la pollution tel que la remise en état du site, le remplacement des espèces ou la restauration d'une espèce sur un autre site. La justice ne prenait donc en compte l’environnement que pour ses seules répercussions sur les intérêts financiers des êtres humains.
Aujourd’hui, la doctrine s’accorde à dire que le préjudice écologique est indépendant de l’homme. Il consiste à indemniser le « prix de la nature » selon l’expression du professeur Jean-Pierre Beurier.
Dans le cas de l'Erika, la perte de nombreux oiseaux, par exemple, n'a eu aucune incidence économique mais a de la valeur au regard de l'écosystème et de la protection de la biodiversité.


IV. Une avancée sans précédent pour le droit de l’environnement

Le juge, en avance sur le législateur, reconnaît depuis une trentaine d’années le préjudice écologique, qui fut appliqué pour la première fois en France lors de « l’affaire des boues rouges » en le 8 décembre 1976.
Plus récemment, c’est l'affaire de l’Erika qui a en grande partie contribué à la reconnaissance du préjudice écologique pur par le jugement de première instance et l'arrêt rendu par la Cour d’appel de Paris du 30 mars 2010. Dans cette affaire, de nombreuses associations de protection de l'environnement et des collectivités territoriales ont poursuivi la société Totale qui avait affrété un navire pour transporter le pétrole qui avait causé une marée noire.
Si le jugement de première instance avait rendu une décision reconnaissant pour la première fois en France le « préjudice pour atteinte à l’environnement », fort proche de la notion de préjudice écologique pur, l'arrêt de la Cour d’appel de Paris va beaucoup plus loin encore dans la consécration de la notion et fait un important effort de définition. Le préjudice écologique est défini comme « toute atteinte non négligeable à un environnement naturel (…) sans répercussions sur un intérêt humain particulier, mais qui affecte un intérêt collectif légitime ».
L’arrêt consacre clairement la possibilité d'une indemnisation du préjudice résultant d'une atteinte à l'environnement, en dehors du préjudice moral et du préjudice matériel.
Les collectivités locales comme les régions Bretagne, Pays de la Loire et Poitou-Charentes, mais également les associations, comme la Ligue pour la protection des oiseaux, ont été indemnisées au titre de l’atteinte au patrimoine naturel.
Le pourvoi en cassation des défendeurs (les trois parties italiennes) était attendu comme l’occasion d’une reconnaissance du préjudice écologique pur qui serait consacré au niveau juridique suprême et définitivement intégré au droit. Mais la publication d’extraits des conclusions de l’avocat général en mai 2012 présageait un avenir incertain à la notion de préjudice écologique pur.

Pour l’avocat général, la responsabilité des parties -dont le Groupe Total-aurait être dû être appréciée au regard des dispositions des conventions internationales qui s'appliquent au transport maritime de marchandises et aux pollutions en mer et non du droit français.
Il explique que si les «dommages causés par la marée noire issue de l’Erika» ont été subis par les côtes françaises, le lieu du rejet d’hydrocarbures, celui du naufrage donc, se situe dans ce qu’on appelle la zone économique exclusive, c’est-à-dire hors des eaux territoriales françaises.
L’avocat général se fonde sur la convention internationale de Montego Bay sur le droit de la mer, pour dire que l’Etat côtier peut appliquer sa loi à tous les navires dans ses eaux territoriales, mais aux seuls navires sous pavillon français en ZEE. Or l’Erika s’y trouvait lors du naufrage et battait pavillon maltais.
Pour simplifier, la loi française est inapplicable car en vertu de la hiérarchie des normes de Kelsen, les conventions internationales priment et c’est la loi de l’État du pavillon c’est à dire Malte, qui s’applique au litige.
Des objections se sont formées, notamment fondées sur le principe de réalité : en pratique, les rejets d’hydrocarbure ne se sont pas cantonné autour de la coque et se sont bien répandus jusqu’à souiller 400 kilomètres de côtes, l’interprétation étant donc déconnectée de la réalité.
Et c'est effectivement ce qui a été jugé le 25 septembre dernier par la Cour de cassation qui a fait un véritable pas de géant. L'arrêt semble reconnaître la notion de préjudice écologique pur en estimant que le « préjudice écologique, consistant en l'atteinte directe ou indirect portée à l'environnement et découlant de l'infraction ».
Reste aujourd'hui à savoir s'il n'y aura pas de recours devant la CJUE, et quelles seront les conséquences de cette validation de la notion dans des affaires futures de pollution maritime, et si elle sera semblable à celle qui est reconnue dans d'autres systèmes juridiques étrangers.


V. La prise en compte du dommage écologique par certains systèmes juridiques étrangers

Certains États se reconnaissent ainsi qu’à leurs collectivités publiques la possibilité d'agir en cas de dommage écologique pur.
En Belgique, la loi du 20 janvier 1999 sur la protection du milieu marin donne à l'État un droit d'action en vue de demander la réparation du dommage écologique.
Aux États-Unis, la jurisprudence a admis que le gouvernement fédéral, les États et les collectivités locales pouvaient agir pour la protection des ressources naturelles car, selon la doctrine du public trust, le gouvernement fédéral ou celui de l'État sont dépositaires et garants des ressources naturelles qu'ils doivent gérer dans l'intérêt des générations actuelles et futures. Cette jurisprudence a été consacrée par la Constitution ou le législateur dans certains États.
La conséquence de cette reconnaissance est la recevabilité des actions en réparation des États et d'autres personnes morales de droit public dont les ressources naturelles, notamment les écosystèmes côtiers, avaient été endommagées par des marées noires.
Par ailleurs certains textes comme la loi CERCLA de 1980 et l'Oil Pollution Act de 1990, permettent, dans une certaine mesure, la réparation des dommages causés aux ressources naturelles indépendamment des dommages aux biens et aux personnes.
Certains auteurs français militent pour la création d'un droit des biens spéciaux spécifique aux éléments naturels au regard de ce qui se fait dans certains États qui protègent les éléments naturels fragiles par une attribution automatique à la propriété de l'État. Cela permet de faciliter l'action en justice en cas d'atteinte à ces éléments de l'environnement.
En France nous l’avons vu, c’est le juge plus que le législateur qui a œuvré pour la reconnaissance du dommage écologique. Il s’impose que sa reconnaissance totale et la construction d’un véritable régime de responsabilité le concernant seraient, dans un premier temps du moins, la meilleure voie en faveur de la justice environnementale.
Pour Christian Huglo, cela mènerait à la concrétisation «d’un devoir de solidarité entre tous les usagers des biens environnementaux de la planète», ce qui est, plus largement et in fine, l’un des défis majeur de la société, au sens le plus large possible.