Le principe de précaution invoqué pour soulever l’inconstitutionnalité d’une loi
Par Sylvie CAYET-SEZIKEYE
Promotion 2008/2009 Avocat stagiaire
Universite VSQ- CRFPA Versailles
Posté le: 18/07/2008 0:08
Le 19 juin dernier, le Conseil Constitutionnel a rendu sa décision n°2008-564 DC concernant la loi relative aux organismes génétiquement modifiés.
Après son rejet par l’Assemblée Nationale, en deuxième lecture après déclaration d’urgence, et la convocation de la Commission mixte paritaire, le projet de loi relatif aux OGM est finalement adopté, dans les conditions prévues à l’article 45 alinéa 3 de la Constitution, par l’Assemblée Nationale le 20 mai 2008 et par le Sénat le 22 mai 2008.
Cependant, conformément à l’article 61 alinéa 2 de la Constitution, le Conseil Constitutionnel est saisi, le 26 mai par plus de 60 sénateurs et le 27 mai par plus de 60 députés, pour faire déclarer plusieurs dispositions de la loi nouvelle relative aux OGM contraires à la Constitution.
Notamment, un des griefs invoqués par les requérants serait la méconnaissance du principe de précaution : la loi précitée ne parerait pas à la réalisation d’un dommage éventuel à l’environnement et, partant, méconnaîtrait le principe de précaution imposé par l’article 5 de la Charte de l’environnement.
La reconnaissance du principe de précaution :
· Au niveau international, la première reconnaissance du principe de précaution remonte à la Charte Mondiale de la Nature, adoptée par l’assemblée générale des Nations Unies en 1982.
Il a ensuite été repris dans différentes conventions internationales sur la protection de l’environnement, puis la Déclaration de Rio sur l’environnement et le développement, adoptée à l’issue du Sommet de la Terre en 1992, pose dans son principe N°15 une définition du principe de précaution : « pour protéger l’environnement, des mesures de précaution doivent être largement appliquées par les Etats selon leurs capacités. En cas de risque de dommages graves ou irréversibles, l’absence de certitude scientifique absolue ne doit pas servir de prétexte pour remettre à plus tard l’adoption de mesures effectives visant à prévenir la dégradation de l’environnement. »
Il s’agit donc d’une mesure dont l’objectif est la protection de l’environnement et la prévention de sa dégradation.
En termes juridiques, cela signifie que des mesures de prévention doivent être prises le plus tôt possible face à des risques de dommage dont on ne sait pas encore s’ils sont susceptibles d’intervenir en portant gravement atteinte à l’environnement.
Ce principe a donc connu une consolidation progressive en droit international de l’environnement qui en fait un véritable principe de droit international d’une portée générale.
· Le droit communautaire donne également une place importante au principe de précaution depuis que ce principe est expressément inscrit dans le Traité CE à l’article 174-2 : « La politique de la Communauté dans le domaine de l’environnement vise un niveau de protection élevé, en tenant compte de la diversité des situations dans les différentes régions de la Communauté. Elle est fondée sur les principes de précaution et d’action préventive, sur le principe de la correction, par priorité à la source, des atteintes à l’environnement et sur le principe du pollueur-payeur… ».
Mais bien qu’il soit mentionné dans le Traité, le principe de précaution n’est pas défini.
Par ailleurs, s’il apparaît dans le titre consacré à la protection de l’environnement, dans la pratique, le champ d’application du principe est beaucoup plus large et s’étend également à la politique des consommateurs et à la santé humaine, animale ou végétale.
Aussi, en l’absence d’une définition du principe de précaution dans le Traité ou dans d’autres textes communautaires, le Conseil, par sa résolution du 13 avril 1999, a-t-il demandé à la Commission d’élaborer des lignes directrices en vue de l’application de ce principe.
La Commission estime que les mesures appliquant le principe de précaution s’inscrivent dans le cadre général de l’analyse de risque, et plus particulièrement dans la gestion du risque.
Elle considère, d’autre part, que la Communauté dispose du droit d’établir le niveau de protection qu’elle estime approprié, notamment en matière d’environnement et de santé humaine, animale ou végétale.
La Communauté a déjà eu recours au principe de précaution. En matière d’environnement, bien des mesures sont inspirées de ce principe, telles que celles prises pour la protection de la couche d’ozone ou en matière de changements climatiques.
La portée du principe de précaution est aussi liée à l’évolution jurisprudentielle qui est influencée par les valeurs sociales et politiques prévalant dans une société.
C’est ainsi que la CJCE s’est prononcé dans l’affaire de l’exportation de la viande bovine susceptible d’être atteinte de la maladie de la vache folle : « il doit être admis que lorsque des incertitudes subsistent quant à l’existence ou à la portée de risques pour la santé des personnes, les institutions peuvent prendre des mesures de protection sans avoir à attendre que la gravité de ce risque soit pleinement démontrée » (CJCE 12 juillet 1996 RU/Commission).
Le juge communautaire exige que le risque incertain fasse néanmoins l’objet d’études scientifiques documentées et concluantes pour pouvoir fonder une décision sur la base du principe de précaution.
· Au niveau des droits nationaux, le principe de précaution aura, selon les pays concernés, une simple valeur de référence politique ou de principe purement jurisprudentiel, ou une valeur législative, ou même encore une valeur constitutionnelle.
· En France, il est devenu un principe de valeur constitutionnelle avec la Charte de l’environnement.
L’introduction du principe de précaution, en droit français, s’est faite naturellement du fait des traités internationaux sur l’environnement auxquels la France a adhéré, ceux-ci ayant une valeur supérieure à la loi en vertu de l’article 55 de la Constitution et du fait de la force juridique du droit communautaire. Mais dans ce cadre, il s’agissait d’applications ponctuelles liées à des textes spéciaux.
Une évolution notable va résulter de l’extension progressive de la portée du principe de précaution sur la base de règles de droit interne.
C’est la loi Barnier du 2 février 1995, relative au renforcement de la protection de l’environnement, qui va consacrer le principe au milieu des autres principes du droit de l’environnement. Selon l’article L 200-1 du code rural devenu l’article L 110-1 du code de l’environnement (depuis le 18 septembre 2000) : « le principe de précaution, selon lequel l’absence de certitudes, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment, ne doit pas retarder l’adoption de mesures effectives et proportionnées visant à prévenir un risque de dommages graves et irréversibles à l’environnement à un coût économiquement acceptable ».
La consécration du principe de précaution comme source de légalité interne a été reconnue par le Conseil d’Etat dans l’arrêt du 1er octobre 2001 Association Greenpeace France et coordination rurale Union nationale concernant les OGM.
Effectivement, c’est surtout le domaine des OGM qui est le terrain d’élection du principe de précaution. Il est le fondement même d’une réglementation préventive imposée dans un secteur d’incertitude scientifique quant aux risques encourus tant pour la santé humaine que pour l’environnement.
Autre exemple en matière de radiotéléphonie mobile, l’interdiction par le maire d’implanter des stations émettrices d’ondes radioélectriques à proximité d’habitations constitue une application pertinente du principe de précaution pour le juge (TA Marseille 9 mars 2004 Sté Orange France).
Depuis la loi constitutionnelle du 1er mars 2005 relative à la Charte de l’environnement, le principe de précaution est devenu un principe constitutionnel ayant vocation à s’appliquer de façon générale, mais dans les limites étroites qui résultent du texte même de l’article 5 de la Charte sur l’environnement, visée par le Préambule de la Constitution.
L’énoncé du principe est cependant quelque peu différent de l’énoncé à valeur législative du code de l’environnement. Selon l’article 5 de la Charte constitutionnelle de l’environnement : « lorsque la réalisation d’un dommage, bien qu’incertaine en l’état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l’environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d’attribution, à la mise en œuvre de procédures d’évaluation des risques et à l’adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage ».
C’est le juge pénal qui, le premier, a fait application du principe de précaution en s’appuyant expressément sur celui-ci pour exonérer de leur responsabilité pénale les faucheurs volontaires de champ d’expérimentation d’OGM (Tribunal correctionnel d’Orléans 9 décembre 2005 Monsanto). Dans cette décision, le principe de précaution est évoqué d’abord en tant que principe visé par la directive communautaire de 2001 sur les OGM et aussi au titre de la Charte constitutionnelle.
Mais cette décision a été annulée par la Cour d’appel.
Pour le Conseil d’Etat, la formulation du principe de précaution juridiquement opposable est à la fois celle du code de l’environnement et celle de la Charte de l’environnement (CE 6 avril 2006 Ligue pour la protection des oiseaux). Le principe de précaution est ici une procédure de précaution avec une obligation d’évaluation des risques accompagnée éventuellement de mesures provisoires et proportionnées.
Le recours au principe de précaution :
Selon la Commission, le principe de précaution peut être invoqué lorsque les effets potentiellement dangereux, pour la santé humaine, animale ou végétale, ou pour la protection de l’environnement, d’un phénomène, d’un produit ou d’un procédé ont été identifiés par le biais d’une évaluation scientifique et objective, mais cette évaluation ne permet pas de déterminer le risque avec suffisamment de certitude. Le recours au principe de précaution s’inscrit donc dans le cadre général de l’analyse du risque (qui comprend, en dehors de l’évaluation du risque, la gestion du risque et la communication du risque), et plus particulièrement dans le cadre de la gestion du risque qui correspond à la prise de décision.
La crainte exprimée était que le principe bloque la recherche scientifique et le développement économique en exigeant la preuve du risque zéro. Tout au contraire, le principe de précaution stimule la recherche scientifique pour réduire les incertitudes, ainsi son champ d’application est inversement proportionnel au savoir scientifique qui est en progrès constant.
C’est ainsi qu’on aurait dû faire usage du principe de précaution en ce qui concerne l’utilisation de l’amiante.
Alors que l’on peut se demander si le changement climatique, qui a longtemps été objet de controverses scientifiques et relevait donc du principe de précaution, ne relève pas aujourd’hui de la simple prévention, compte tenu du quasi consensus scientifique actuel.
Le recours au principe de précaution n’est justifié que lorsque trois conditions préalables sont remplies :
· l’identification des effets potentiellement négatifs découlant d’un phénomène, d’un produit ou d’un procédé
· l’évaluation des données scientifiques disponibles
· l’étendue de l’incertitude scientifique
En outre, les principes généraux d’une bonne gestion des risques restent applicables lorsque le principe de précaution est invoqué. Il s’agit des cinq principes suivants :
· la proportionnalité entre les mesures prises et le niveau de protection recherché
· la non-discrimination dans l’application des mesures
· la cohérence des mesures avec celles déjà prises dans des situations similaires
· l’examen des avantages et des charges résultant de l’action ou de l’absence d’action
· le réexamen des mesures à la lumière de l’évolution scientifique
En ce qui concerne les mesures résultant du recours au principe de précaution, celles-ci peuvent prendre la forme d’une décision d’agir ou de ne pas agir.
La réponse choisie dépend d’une décision politique, fonction du niveau de risque considéré comme « acceptable » par la société devant supporter ce risque.
Lorsque agir sans attendre plus d’informations scientifiques semble la réponse appropriée à un risque en vertu de l’application du principe de précaution, il faut encore déterminer la forme que doit prendre cette action : adoption d’actes juridiques, financement d’un programme de recherche, information du public quant aux effets négatifs d’un produit ou d’un procédé…
En conclusion, on constate qu’une grande partie des circonstances de déclenchement du principe de précaution sont accompagnées d’une étude d’impact sur l’environnement (qui porte aussi sur les impacts sur la santé). C’est donc l’étude d’impact qui détermine le degré d’incertitude qui affecte le projet en question.
Dans la décision du Conseil Constitutionnel en date du 19 juin 2008 :
Les députés et sénateurs saisissants reprochent aux dispositions de la loi adoptée de méconnaître le principe de précaution qui figure à l’article 5 de la Charte de l’environnement.
L’ensemble des droits et devoirs définis dans la Charte de l’environnement ont valeur constitutionnelle, ces dispositions s’imposent aux pouvoirs publics et aux autorités administratives dans leur domaine de compétence respectif et il incombe au Conseil Constitutionnel de s’assurer que le législateur n’a pas méconnu le principe de précaution et a pris des mesures propres à garantir son respect par les autres autorités publiques.
Selon les requérants, les dispositions de la loi (articles 2 et 6) se limitent à prévenir le seul risque de dissémination d’organismes génétiquement modifiés dans les cultures voisines et à en réparer les conséquences économiques, sans exiger le respect de conditions techniques propres à assurer plus spécifiquement la préservation de l’environnement.
Par ailleurs, les parlementaires saisissants critiquent l’imprécision des pouvoirs du Haut conseil des biotechnologies, définis à l’article 3 de la loi, qui ne permettrait pas l’effectivité des exigences procédurales résultant du principe de précaution et donc ne permettrait pas, de ce fait, de parer à la réalisation d’un dommage éventuel à l’environnement.
Toutefois, il ressort des articles L.533-2, L.533-3 et L.533-5 du code de l’environnement, tels que modifiés par la loi nouvelle, que « toute introduction intentionnelle dans l’environnement d’un organisme génétiquement modifié, pour laquelle aucune mesure de confinement particulière n’est prise pour en, limiter le contact avec les personnes et l’environnement », est soumise à un régime d’autorisation préalable. Cette autorisation est délivrée par l’autorité administrative préalablement soit à une dissémination volontaire qui n’est pas destinée à la mise sur le marché, soit à la mise sur le marché du produit génétiquement modifié, elle est donnée après avis du Haut conseil des biotechnologies qui examine les risques que peut présenter la dissémination pour l’environnement.
En outre, l’article L.532-2 impose que toute utilisation d’OGM pouvant présenter des dangers ou des inconvénients pour l’environnement soit réalisée de façon confinée, ce qui interdit la culture en plein champ d’OGM qui, en l’état des connaissances et des techniques, pourraient affecter de manière grave et irréversible l’environnement.
Cependant, le fait que les conditions techniques auxquelles sont soumises les cultures d’organismes génétiquement modifiés autorisés n’excluent pas la présence accidentelle de tels organismes dans d’autres productions, ne constitue pas une méconnaissance du principe de précaution.
Enfin, il ressort des articles L.533-3-1 et L.533-8 du code de l’environnement que, même postérieurement à une autorisation, la découverte de risques pour l’environnement autorise l’autorité administrative compétente à prendre les mesures appropriées, allant jusqu’à la suspension.
Le législateur a donc pris des mesures propres à garantir le respect, par les autorités publiques, du principe de précaution à l’égard des organismes génétiquement modifiés, tant au stade de l’autorisation qu’à travers le suivi des conditions d’utilisation et de dissémination des OGM.
Ainsi, les dispositions des articles 2,3 et 6 de la loi déférée ne méconnaissent pas l’article 5 de la Charte de l’environnement, elles ne sont donc pas contraires à la Constitution.
Pourtant, le principe de précaution semble profondément remis en cause par cette loi qui, loin d’encadrer l’utilisation des OGM, en autorise la dissémination.
En effet, lorsque le Conseil Constitutionnel estime, dans sa décision, qu’une pollution accidentelle ne relève pas du principe de précaution, que reste-t-il de ce principe ?