« En mer tout est compté, à terre aussi les ressources sont finies » selon Ellen MacArthur et « Vivre, c'est prendre des risques » disait Jeanne Moreau. Rien de mieux pour aborder la question du recours aux matériaux de réemploi issus de la déconstruction ne cessant d’être un élément d’actualité compte tenu du sujet de la transition environnementale dans le secteur du bâtiment et de la nécessité de faire face à l’épuisement des ressources ou matières premières, aux déchets issus du secteur du bâtiment.
Sujet à priori récent, il demeure néanmoins qu'il a existé historiquement par ci et là des pratiques de réemploi de matériaux issus de la démolition ou déconstruction d'ouvrages anciens. Cette pratique en revanche n'était pas à grande échelle telle que nous la connaissons aujourd'hui eu égard au contexte actuel lié au changement climatique.
Le bilan lié aux déchets issus du secteur du bâtiment n’est pas non seulement du tout réjouissant à l’échelle nationale comme internationale, mais également révèle une dépendance de ce secteur à vouloir que coûte que coûte recourir aux matériaux neufs au détriment des matériaux de réemploi jugés obsolètes voire n’assurant pas la sécurité, la garantie au quelle on pourrait légitimement s’attendre.
Selon la base INIES, « les bâtiments, tant pour leur construction que leur fonctionnement, représentent actuellement 40% de la consommation européenne en énergie et plus de 50% des matières premières extraites ». De plus, toujours selon la base INIES, en « France, le secteur du bâtiment génère environ 42 millions de tonnes de déchets chaque année, soit plus que les ménages (30 millions de tonnes) mais 4 à 5 fois moins que les travaux publics (185 millions de tonnes). Ces déchets de bâtiment proviennent en quasi-totalité (93 %) des travaux de démolition/réhabilitation ». Au niveau mondial, « Selon le Groupe international d'experts sur les ressources, de 1970 à 2017, l'extraction mondiale annuelle de matériaux est passée de 27 milliards de tonnes à 92 milliards de tonnes, alors que la demande annuelle moyenne de matériaux est passée de 7 tonnes à plus de 12 tonnes par habitant. Le monde prélève ainsi chaque année près de 44 milliards de tonnes de minéraux non métalliques (sable, gravier, argile), 24 milliards de tonnes de biomasse (notamment par l’agriculture), 15 milliards de tonnes de combustibles fossiles (pétrole, charbon, gaz naturel, dont l’extraction est l’une des principales causes du changement climatique) et 9 milliards de tonnes de métaux pour satisfaire aux besoins de la production.». D’où l’urgence ou la nécessité de penser non pas selon le modèle économique linéaire qui est d’extraire, fabriquer, consommer et jeter, mais selon le modèle de l’économie circulaire reposant sur une consommation sobre et responsable des ressources naturelles et des matières premières. Le constat établit, se pencher sur le recours aux matériaux de réemploi issus de la déconstruction exige de définir au préalable ce que c’est le réemploi.
Le réemploi, selon la directive cadre de 2008 sur les déchets et transposé dans le code de l’environnement en son article L.541-1-1 du code de l'environnement, est : « Toute opération par laquelle des produits ou des composants qui ne sont pas des déchets sont utilisés de nouveau pour un usage identique à celui pour lequel ils avaient été conçus ». Cette notion doit par ailleurs être distinguée des notions de réutilisation et de recyclage. La réutilisation est quant à elle, l’opération par laquelle des produits ou composants ayant le statut de déchets sont réutilisés pour des fins autres que celles de départ. Quant au recyclage, il demeure une opération à partir duquel le déchet est non seulement transformé mais aussi fait l’objet d’une valorisation. Le recours au réemploi n’est pas cependant sans incidence au niveau juridique.
Dans les produits neufs de construction, contrairement au réemploi, le fabricant n’est pas responsable dans la mesure où celui-ci ne s’est souscrit qu’en ce qui est relatif à la garantie du produit neuf par rapport à son aptitude à l’emploi. Son champ de responsabilité reste limité au temps de garantie du produit neuf. C’est l’une des différences les plus visibles
Pour mieux articuler notre réflexion, nous nous pencherons à la question suivante : le recours aux matériaux de réemploi ou équipements, quelle incidence au niveau jurisprudentiel ?

Partant de toutes ces considérations, il sera question de nous intéresser sur les changements du régime de responsabilité (I) et ses implications (II).

I. CHANGEMENT DU REGIME DE RESPONSABILITE POUR LES MATERIAUX DE REEMPLOI OU EQUIPEMENTS

Le juge de la Cour de cassation a opéré un important de revirement de jurisprudence en 2024 sur le régime applicable aux équipements ou matériaux de réemploi, reposant dorénavant sur celui contractuel. Mais bien avant cela, un régime spécifique régissait le cadre juridique de ces matériaux, il s’agit de la garantie décennale.
Pendant longtemps la jurisprudence de la cour de cassation n’a pas varié concernant les vices ou désordres affectant l’existant.
Depuis 2017, la Cour de cassation a modifié de manière significative le cadre d’application de la garantie décennale, en adoptant une jurisprudence élargissant son champ d’intervention à certains désordres. Ainsi, la Cour a estimé que : les désordres affectant des éléments d’équipement, qu’ils soient d’origine (installés lors de la construction initiale) ou ajoutés à un ouvrage existant (lors de travaux ultérieurs), relèvent de la garantie décennale dès lors qu’ils rendent l’ouvrage dans son ensemble impropre à sa destination. Cette extension couvre aussi bien les éléments dissociables (qui peuvent être retirés sans détériorer l’ouvrage) que les éléments indissociables. En conséquence, la garantie décennale ne se limite plus à la structure principale de l’ouvrage, mais s’applique également à des éléments annexes si leur dysfonctionnement compromet l’usage global de l’ouvrage. Pour garantir l’efficacité de cette extension, la Cour a écarté les dispositions du Code des assurances qui auraient pu restreindre la prise en charge de ces sinistres par les compagnies d’assurance. En effet, certaines dispositions excluaient ou limitaient la couverture de certains équipements ou travaux annexes sous prétexte qu’ils ne faisaient pas partie intégrante de l’ouvrage d’origine.
Cependant, un revirement va s’opérer par la suite en 2021. La Cour de cassation a décidé de modifier sa jurisprudence concernant les garanties applicables aux travaux consistant à ajouter ou remplacer des équipements sur un ouvrage existant. Traditionnellement, ces travaux pouvaient être soumis à la garantie décennale ou biennale, qui protège le maître d’ouvrage (MOA) contre des désordres graves affectant la solidité ou la fonctionnalité de l’ouvrage. Désormais, cette approche évolue. De ce fait, avec ce revirement, les équipements ajoutés ou remplacés sur un ouvrage existant ne sont pas considérés comme des ouvrages en eux-mêmes. Par conséquent, ces travaux ne relèvent ni de la garantie décennale (10 ans), ni de la garantie biennale (2 ans). De plus, ils ne sont pas soumis à l’assurance obligatoire des constructeurs.

II. LES IMPLICATIONS DU CHANGEMENT DE REGIME DE RESPONSABILITE
Cette jurisprudence, celle de 2017, a un apport considérable en permettant d’intégrer un plus large éventail de dommages dans la garantie décennale, assurant ainsi une meilleure indemnisation des sinistrés. Elle a aussi permis par ailleurs une simplification tant au niveau technique que juridique. La Cour a simplifié l’application de la garantie décennale en éliminant la distinction entre les équipements d’origine (prévus dès la construction) et ceux ajoutés ultérieurement (lors de rénovations ou d’améliorations), les équipements dissociables et indissociables. Ainsi, la qualification du désordre est simplifiée : peu importe l’origine ou la nature de l’équipement, si son dysfonctionnement affecte l’usage global de l’ouvrage, la garantie décennale s’applique.
Sur le terrain de la responsabilité contractuelle de droit commun avec la jurisprudence de 2021, les entreprises réalisant de tels travaux ne sont pas exonérées de toute responsabilité. En cas de dommage causé par ces équipements à l’ouvrage, le maître d’ouvrage peut engager la responsabilité contractuelle de l’entreprise. Il appartient en revanche au MOA de prouver que l’entreprise a manqué à ses obligations contractuelles (par exemple, un défaut de pose ou de conformité) et que ce manquement est directement à l’origine des préjudices subis.
Une autre conséquence apportée par ce revirement se rapporte aux délais pour agir. En effet, avec cette nouvelle approche, ces travaux étant exclus des « ouvrages » au sens juridique, le délai pour engager une action passe de 10 ans (garantie décennale) à 5 ans, sur la base de la responsabilité contractuelle. Le point de départ de ce délai est également modifié : il court à partir de la survenance du dommage, et non plus à partir de la réception des travaux.
L’apport de la décision est de recentré la responsabilité des travaux d’ajout ou de remplacement sur le cadre contractuel. Elle permet par ailleurs un allègement des obligations d’assurance des entreprises tout en plaçant une charge probatoire plus lourde sur les maîtres d’ouvrage. Cette évolution pourrait limiter la protection automatique des MOA en cas de désordres graves, les incitants à renforcer leurs contrats et leur suivi des travaux. En matière de réemploi, ce revirement constitue une avancée certaine pour les acteurs. Il n’est plus nécessaire de demander une assurance décennale pour ces travaux, une simple Assurance Responsabilité Civile Professionnelle (RCP) suffit. Avec le contrat, celui-ci permet désormais de partager les responsabilités et les risques liés au réemploi entre le maître d'ouvrage (MOA) et l'entreprise. Autrefois, avec la garantie décennale, l’entreprise ne pouvait pas limiter sa responsabilité en cas de sinistre lié aux matériaux de réemploi. Elle était souvent contrainte de refuser l’utilisation de ces matériaux pour éviter des risques.

Sources :
Philippe Bernardi. Du neuf faute de vieux ? Les matériaux de récupération dans la construction médiévale : exemples provençaux. Anuario de Estudios Medievales, 2022, 52 (1), pp.21-40
Cour de Cassation,3e Chambre Civ., 15 juin 2017, pourvoi n° 16-19.640, Bull. 2017, III, n° 71 ; 3e Civ., 14 septembre 2017, pourvoi n° 16-17.323, Bull. 2017, III, n° 100; Cour de Cassation, 3e Civ., 26 octobre 2017, pourvoi n° 16-18.120, Bull. 2017, III, n° 119
Cass. civ., 21 mars 2024, n° 22-18.694, Publié au bulletin. https://www.doctrine.fr/d/CASS/2024 CASSP42F948505E8C0D74065F;
https://skovavocats.fr/equipements-de-construction-et-garantie-decennale-revirement-de-jurisprudence-favorable-au-reemploi/#_ftn4
https://www.inies.fr/inies-pour-le-batiment/leconomie-circulaire