Introduction
Alors que les effets du réchauffement climatique deviennent de plus en plus tangibles, la question de la responsabilité des grands émetteurs de gaz à effet de serre (GES) s’impose avec force dans le débat juridique. Une décision récente de la cour d’appel de Hamm, en Allemagne, ouvre une nouvelle perspective en reconnaissant, dans un cadre civil, la possibilité d’attraire des entreprises devant les tribunaux pour leur contribution au dérèglement climatique. Si cette décision n’a pas abouti à une condamnation indemnitaire dans l’affaire qui l’a suscitée, elle n’en constitue pas moins un jalon important dans l’évolution du droit de la responsabilité face à l’enjeu climatique global.
I. La reconnaissance de principe de la responsabilité civile des émetteurs de GES
A. Un contexte juridique inédit : la judiciarisation de la lutte climatique
Dans l’affaire Saul Luciano Lliuya c. RWE, un agriculteur péruvien a intenté une action en responsabilité civile contre l’énergéticien allemand RWE, estimant que ses émissions de CO₂ contribuaient à la fonte des glaciers andins menaçant sa ferme d’inondation. Bien que RWE n’ait pas d’activités sur le territoire péruvien, le requérant soutenait que la part de responsabilité de l’entreprise dans les émissions globales justifiait qu’elle contribue aux mesures de prévention des risques.
Cette démarche s’inscrit dans un mouvement plus large de « justice climatique », où des acteurs privés ou publics cherchent à faire reconnaître, devant les juridictions nationales, la responsabilité juridique des pollueurs historiques dans les dommages liés au changement climatique. Elle fait suite à des actions similaires intentées aux États-Unis, aux Pays-Bas (affaire Urgenda) ou encore en France (affaire Notre Affaire à Tous).
B. Un précédent jurisprudentiel majeur en Europe
La cour d’appel de Hamm n’a pas condamné RWE à verser une indemnité à Saul Luciano Lliuya, estimant que la menace d’inondation pour sa ferme n’était pas suffisamment concrète. Toutefois, le tribunal a clairement énoncé un principe fondamental : un acteur privé majeur, responsable d’une quantité significative d’émissions de GES, peut être tenu juridiquement de contribuer à prévenir les dommages causés par le réchauffement climatique, même si ces dommages surviennent à grande distance de ses activités.
Cette reconnaissance de principe marque une avancée majeure. En affirmant que la responsabilité civile peut s’appliquer au titre de la contribution au changement climatique, la cour ouvre la voie à d’autres recours similaires et établit un précédent susceptible d’être mobilisé au-delà des frontières allemandes.
II. Les implications juridiques et économiques de cette évolution jurisprudentielle
A. Une évolution du droit de la responsabilité vers une approche transnationale et causale
La décision de la cour de Hamm consacre une forme de responsabilité causale cumulative : bien que les émissions de RWE ne soient qu’une fraction du total mondial, leur contribution significative justifie que l’entreprise puisse être interpellée. Il s’agit d’un glissement du paradigme classique de la responsabilité, fondé sur le lien de causalité direct, vers une approche fondée sur la contribution au dommage global.
Ce raisonnement pourrait être transposé en droit français dans le cadre de la responsabilité pour trouble anormal de voisinage (théorie du voisinage climatique), ou encore sur le fondement du devoir de vigilance des sociétés mères et donneuses d’ordre (loi française du 27 mars 2017).
B. Vers une internalisation des coûts climatiques par les entreprises
L’enjeu de cette décision dépasse le simple cadre indemnitaire. En reconnaissant un fondement à la responsabilité des entreprises pour leurs émissions, la cour invite à une reconfiguration des régulations environnementales : les entreprises devront désormais anticiper dans leurs modèles économiques les coûts liés au dérèglement climatique, et intégrer les risques juridiques dans leur gouvernance.
Ce message s’adresse également aux investisseurs. Comme le souligne le juriste Sébastien Duyck, cette décision envoie un signal fort aux acteurs financiers, susceptibles de revoir leurs critères d’investissement à la lumière des risques climatiques. En rejetant l’argument du désavantage concurrentiel avancé par RWE, la cour affirme également une exigence d’équité économique : ce sont les entreprises vertueuses qui souffrent actuellement d’un déséquilibre de concurrence.
Conclusion
La décision de la cour d’appel de Hamm s’inscrit dans une dynamique plus large de reconnaissance de la justice climatique par les juridictions. En posant le principe de la responsabilité civile des entreprises émettrices de GES, même sans condamnation immédiate, elle constitue un signal juridique fort et un précédent potentiellement fondateur. Elle préfigure l’émergence d’un droit climatique de la responsabilité, apte à articuler les enjeux de durabilité, de justice sociale et de responsabilité économique dans un cadre transnational. Il appartient désormais aux juridictions nationales et supranationales de consolider cette avancée, et au législateur de prendre acte de cette nouvelle donne pour intégrer dans le droit positif les obligations climatiques des entreprises.
Sources :
https://nouveau-europresse-com.ezproxy.universite-paris-saclay.fr/Search/ResultMobile/1
https://www.lesechos.fr/industrie-services/energie-environnement/justice-climatique-la-responsabilite-civile-des-entreprises-reconnue-2167793#:~:text=Un%20tribunal%20allemand%20a%20jug%C3%A9,caus%C3%A9s%20par%20le%20r%C3%A9chauffement%20climatique.