Introduction

Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022, la question de la dépendance énergétique européenne est devenue une priorité stratégique pour l’Union européenne. Historiquement liée à la Russie pour ses approvisionnements en gaz, pétrole et uranium, l’Europe a progressivement cherché à s’affranchir de cette tutelle énergétique, motivée par des considérations géopolitiques, économiques et environnementales.

La guerre en Ukraine a en effet mis en évidence les vulnérabilités du Vieux Continent face aux pressions exercées par le Kremlin, notamment en matière d’approvisionnement énergétique.

Le 1er janvier 2025 marque un tournant majeur : l’Ukraine, jusque-là zone de transit clé pour le gaz russe, met un terme au passage de 40 milliards de mètres cubes de gaz par an via le gazoduc Brotherhood. Ce geste hautement symbolique met un terme à l’un des derniers canaux actifs reliant la Russie à l’Europe via des infrastructures terrestres.

Dans la foulée, le 6 mai 2025, le commissaire européen à l’Énergie, Dan Jørgensen, présente à Bruxelles une feuille de route visant à parachever le plan RePowerEU, lancé en mai 2022. Ce plan d’action vise non seulement à stopper les importations d’hydrocarbures russes, mais aussi à réduire globalement la consommation de gaz fossile d’ici 2027.

Dans un contexte où les enjeux climatiques s’ajoutent aux impératifs géopolitiques, cette nouvelle étape stratégique prend une dimension structurante pour l’avenir énergétique de l’Union. Entre diversification des sources, développement des renouvelables et souveraineté nucléaire, l’Europe entend s’émanciper définitivement de l’influence énergétique russe. L’analyse de cette feuille de route révèle ainsi une double dynamique : une réorientation énergétique structurelle d’une part, et une consolidation des outils de gouvernance énergétique à l’échelle communautaire d’autre part.



I. L’émancipation progressive mais décisive de l’Union européenne face à la dépendance au gaz russe

A. Une dépendance en chute libre depuis 2021

Au début du conflit russo-ukrainien, la Russie représentait près de 45 % du gaz importé par l’UE, soit 150 milliards de mètres cubes par an. Fin 2024, cette part était déjà tombée à 19 %, avec seulement 52 bcm importés sur un total de 273 bcm. Grâce à une politique de diversification accélérée, l’UE a réduit ses besoins de 60 bcm en deux ans. Cette chute a été facilitée par une hausse des importations de GNL (gaz naturel liquéfié) en provenance des États-Unis, du Qatar et de pays africains, ainsi qu’une baisse structurelle de la consommation liée aux économies d’énergie et à la sobriété imposée par les États membres.
Le 1er janvier 2025, l’Ukraine interrompt totalement le transit via le gazoduc Brotherhood, mettant un terme à un contrat de transit historique renouvelé en 2020. Cet arrêt supprime un volume équivalent à 15 % des flux russes restants. Bruxelles profite de cette rupture pour affirmer un objectif ambitieux : interdire la signature de tout nouveau contrat d’importation de gaz russe dès 2025 et mettre fin à toutes les importations existantes d’ici à 2027. Ce virage s’accompagne de dispositifs de traçabilité pour éviter les contournements via des acteurs tiers.


B. Une feuille de route tournée vers la sobriété et la transition

Dans le cadre du plan REPowerEU, la Commission européenne a présenté, le 6 mai 2025, une feuille de route ambitieuse visant à réduire la consommation de gaz fossile de 40 à 50 milliards de mètres cubes (bcm) d'ici 2027, sans simplement substituer les importations russes par d'autres fournisseurs. Cette stratégie repose sur trois piliers : l'électrification des usages, le développement de l'hydrogène vert et l'amélioration de l'efficacité énergétique des bâtiments.


1. Électrification des usages

L'électrification des secteurs industriels et résidentiels est au cœur de cette transition. Elle vise à remplacer les combustibles fossiles par de l'électricité produite à partir de sources renouvelables. Cela implique le déploiement massif de technologies telles que les pompes à chaleur, les véhicules électriques et les procédés industriels électrifiés. La Commission encourage également l'intégration des énergies renouvelables dans les réseaux électriques, en simplifiant les procédures d'autorisation et en investissant dans les infrastructures nécessaires.


2. Développement de l'hydrogène vert

L'hydrogène vert, produit par électrolyse de l'eau à partir d'électricité renouvelable, est identifié comme un vecteur énergétique clé pour décarboner les secteurs difficiles à électrifier, tels que l'industrie lourde et le transport maritime. Le plan REPowerEU fixe un objectif de production de 10 millions de tonnes d'hydrogène renouvelable d'ici 2030, soutenu par des investissements dans les électrolyseurs et les infrastructures de distribution. Des partenariats internationaux sont également envisagés pour sécuriser les approvisionnements en hydrogène vert.


3. Amélioration de l'efficacité énergétique des bâtiments

Le secteur du bâtiment représente une part significative de la consommation énergétique en Europe. La feuille de route prévoit des mesures pour améliorer l'efficacité énergétique des bâtiments, notamment par la rénovation thermique, l'installation de systèmes de chauffage performants et l'utilisation de matériaux isolants. Les États membres sont invités à élaborer des plans nationaux de rénovation énergétique, avec le soutien financier de l'Union européenne via le Green Deal et le mécanisme de relance post-Covid.


4. Engagement des États membres et soutien financier

La réussite de cette transition énergétique repose sur l'engagement des États membres. Chaque pays est tenu de soumettre, avant la fin de 2025, un plan national détaillant les mesures prévues pour atteindre les objectifs fixés. La Commission européenne apportera un soutien financier substantiel à travers les instruments du Green Deal et du mécanisme de relance post-Covid, afin de faciliter la mise en œuvre des projets et d'assurer une transition équitable pour tous les citoyens européens.


5. Perspectives et défis

La mise en œuvre de cette feuille de route représente un défi majeur, nécessitant une coordination étroite entre les institutions européennes, les gouvernements nationaux, les industries et la société civile. Des efforts considérables seront nécessaires pour surmonter les obstacles techniques, financiers et sociaux. Néanmoins, cette transition offre également des opportunités significatives en termes de création d'emplois, de développement technologique et de renforcement de la souveraineté énergétique de l'Europe.



II. Une stratégie énergétique globale incluant pétrole, nucléaire et sécurité maritime

A. Lutte contre les contournements russes et la “flotte fantôme”

Depuis l’instauration des sanctions européennes à l’encontre de la Russie, cette dernière a mis en place une stratégie sophistiquée pour maintenir ses exportations d’hydrocarbures, notamment par le biais d’une « flotte fantôme » composée de navires opérant sous des pavillons de complaisance et échappant aux contrôles internationaux. Ces navires, souvent anciens et mal entretenus, naviguent sans assurance adéquate, ce qui pose des risques majeurs tant sur le plan environnemental que sécuritaire.

Face à cette menace, l’Union européenne a intensifié ses efforts pour contrer ces pratiques. En février 2025, elle a adopté un 16e paquet de sanctions, ajoutant 74 navires supplémentaires à la liste noire, portant le total à 153. Ces mesures visent à restreindre l’accès de ces navires aux ports européens et à interdire les services associés, tels que l’assurance et le financement.

Par ailleurs, l’UE collabore étroitement avec l’Organisation maritime internationale (OMI) pour renforcer les normes de sécurité maritime et améliorer la traçabilité des navires. Cette coopération vise à détecter et à intercepter les navires impliqués dans des activités illicites, notamment le transport clandestin de pétrole russe.
Dans le cadre de sa Politique de sécurité et de défense commune (PSDC), l’UE envisage également des mesures coordonnées pour surveiller les routes maritimes critiques. Cette initiative comprend le déploiement de moyens navals pour inspecter les navires suspects et prévenir les activités illégales en mer.

Sur le plan des importations, la part du pétrole russe dans les approvisionnements européens a considérablement diminué, passant de 27 % en 2022 à seulement 3 % en 2025. Cependant, certains États membres continuent de dépendre de ces importations, ce qui souligne la nécessité d’une action concertée pour éliminer les dernières dépendances.

Enfin, l’UE prévoit de présenter de nouveaux projets législatifs pour renforcer le cadre réglementaire et assurer une application stricte des sanctions. Les États membres sont invités à élaborer, d’ici la fin de l’année, des plans nationaux pour mettre en œuvre cette feuille de route et garantir une transition énergétique sécurisée et durable.



B. Vers une souveraineté nucléaire européenne

La dépendance persistante de l'Union européenne (UE) à l'égard de la Russie dans le domaine nucléaire constitue un enjeu stratégique majeur. En 2024, sept États membres ont importé plus de 2 800 tonnes d'uranium enrichi ou de combustible nucléaire d'origine russe, représentant environ un quart des besoins de la France en uranium enrichi . Cette situation souligne la nécessité pour l'UE de renforcer sa souveraineté énergétique dans le secteur nucléaire.


1. Une dépendance structurelle préoccupante

La Russie, à travers sa société d'État Rosatom, exerce une influence considérable sur le marché mondial du nucléaire. Elle détient environ 50 % du marché mondial de l'énergie nucléaire, fournissant du combustible, des services de maintenance et des technologies à de nombreux pays, y compris des membres de l'UE tels que la Hongrie, la Slovaquie et la Bulgarie . Cette dépendance est particulièrement marquée pour les réacteurs de conception russe (VVER), qui nécessitent un combustible spécifique fourni principalement par Rosatom. En outre, la Russie contrôle une part importante des capacités mondiales d'enrichissement de l'uranium, ce qui limite les options de diversification pour les pays européens . Cette situation expose l'UE à des risques géopolitiques, notamment en cas de tensions accrues avec la Russie.


2. Les initiatives de l'UE pour réduire la dépendance

Face à cette dépendance, la Commission européenne a annoncé en mai 2025 une série de mesures visant à restreindre les importations de combustible nucléaire russe. Parmi ces mesures figurent l'interdiction de la signature de nouveaux contrats d'approvisionnement en uranium naturel, uranium enrichi ou tout autre combustible nucléaire en provenance de Russie à partir de 2025. Cette initiative s'inscrit dans le cadre du plan RePowerEU, qui vise à réduire la dépendance énergétique de l'UE à l'égard de la Russie.
Par ailleurs, la Commission européenne prévoit de lancer une « initiative pour une vallée européenne des radioisotopes », visant à stimuler la production locale de radioisotopes à usage médical. Cette mesure permettra non seulement de renforcer l'autonomie stratégique de l'UE dans le domaine médical, mais aussi de réduire sa dépendance aux importations russes.


3. Les défis de la diversification

La diversification des sources d'approvisionnement en combustible nucléaire représente un défi complexe pour l'UE. Bien que des alternatives existent, telles que les fournisseurs américains ou français, leur capacité à remplacer rapidement les volumes fournis par la Russie est limitée. De plus, l'adaptation des réacteurs existants à de nouveaux types de combustible nécessite des modifications techniques et des procédures d'homologation, ce qui peut prendre plusieurs années.
Néanmoins, certains États membres ont déjà entamé des démarches pour diversifier leurs sources. Par exemple, la Bulgarie a signé un contrat avec l'entreprise américaine Westinghouse pour l'approvisionnement en combustible de son unique centrale nucléaire de conception russe. De même, la Finlande a mis fin à son contrat avec Rosatom pour la construction de la centrale de Hanhikivi I.


4. Vers une souveraineté nucléaire européenne
La réduction de la dépendance à l'égard de la Russie dans le domaine nucléaire s'inscrit dans une stratégie plus large de renforcement de la souveraineté énergétique de l'UE. Cela implique non seulement la diversification des sources d'approvisionnement, mais aussi le développement de capacités de production locales de combustible nucléaire et de radioisotopes. L'initiative pour une vallée européenne des radioisotopes constitue une première étape dans cette direction.
En outre, la Commission européenne encourage les États membres à élaborer des plans nationaux pour mettre en œuvre cette transition, en identifiant les besoins spécifiques et les actions nécessaires pour réduire leur dépendance à l'égard de la Russie. Ces plans devront être présentés avant la fin de l'année 2025.



Conclusion

La feuille de route énergétique présentée en mai 2025 marque un jalon stratégique dans la réorientation de l’Union européenne vers une autonomie énergétique durable. Si la rupture avec la Russie est désormais actée, elle s’inscrit dans un processus plus large de décarbonation, de résilience énergétique et de renforcement de la souveraineté industrielle. Par l’interdiction des nouveaux contrats et la baisse structurelle de la consommation de gaz, l’Europe envoie un signal clair : la dépendance énergétique est désormais un risque stratégique, et non un simple choix économique.