L'éco-anxiété devant les tribunaux
Par Diane G.
grignondumoulindiane@hotmail.fr
Posté le: 21/12/2024 16:39
On peut définir l'éco-anxiété comme « l’expérience d’anxiété engendrée par les crises environnementales, englobant aussi bien les inquiétudes liées au changement climatique que celles résultant de diverses catastrophes environnementales ». Dans un contexte où l'urgence écologique est pressante, la reconnaissance juridique de l'éco-anxiété, ainsi que la possibilité de réparation de ce préjudice, se posent avec acuité. En effet, le droit français contemporain, en matière de responsabilité civile, permet l'émergence de nouveaux types de préjudices, en l'absence de toute liste limitative. Si une telle reconnaissance venait à se concrétiser, elle impliquerait sans doute des répercussions considérables pour les entreprises, notamment celles exerçant dans les secteurs les plus polluants.
De ce fait, il est légitime de se questionner sur le sujet étant donné que certaines décisions ont pu conduire aussi bien à la condamnation d'États que d’entreprises en matière d’inaction climatique (I), Mais dans le même temps, la reconnaissance d’un préjudice d’éco-anxiété ne semble pas évidente au vu des nombreux obstacles juridiques préexistants (II).
I) La reconnaissance d'un préjudice à l'encontre des États et des entreprises
L'interrogation s'impose donc avec d'autant plus de force que certaines juridictions administratives ont pu reconnaître la responsabilité de l'État pour « carence fautive » en raison de son inaction face au changement climatique. Ce contentieux marquant a abouti à la constatation d'une carence de l'État dans la lutte contre la pollution atmosphérique.
En effet, un tribunal administratif a, pour la première fois, enjoint à l'État de réparer les conséquences de sa carence climatique. Dans un autre arrêt, une carence a aussi été reconnue, mais le lien de causalité entre les concentrations de polluants et les pathologies évoquées n’a pas été établi, permettant ainsi à l'État d'être tenu responsable sans avoir à indemniser.
Toutefois, pour les victimes de la pollution, cette décision ouvre une voie vers la reconnaissance de leur préjudice, notamment par le biais de recours contre des entreprises privées. Ce précédent pourrait en effet augurer de futures actions contentieuses contre des sociétés privées, à l'instar des affaires liées à l’amiante. En effet, en se fondant sur les enseignements tirés de ces affaires, il est envisageable que les salariés d'entreprises polluantes puissent agir en justice pour revendiquer l'indemnisation de l'anxiété liée à leurs conditions de travail, tout comme les populations pourraient s'adresser à la responsabilité civile délictuelle de ces entreprises, pour défaut d'information ou en vertu de la responsabilité des produits défectueux. À cet égard, les poursuites engagées contre la société Shell, notamment sa condamnation par un tribunal néerlandais à réduire ses émissions de carbone le 26 mai 2021, portent des implications significatives pour l'avenir de ce type de contentieux. Jusqu'alors, seuls des États étaient traditionnellement mis en cause pour leur manque d'ambition climatique. Dès lors, il incomberait aux entreprises concernées de prouver que leur conformité à la réglementation environnementale a été respectée, voire que des initiatives socialement responsables ont été mises en œuvre. Cette évolution dans le domaine environnemental a conduit à la reconnaissance, en 2016, du préjudice écologique, initialement établi dans l'affaire Erika en 2012. Ainsi, il ne serait pas déraisonnable d'envisager la possibilité d'une réparation pour un préjudice d’éco-anxiété.
II) Les obstacles à la reconnaissance de ce préjudice
Néanmoins, les obstacles à la reconnaissance d'un tel préjudice ne doivent pas être sous-estimés. Plus précisément, deux questions majeures se posent. D’abord, celle de son classement dans une catégorie préétablie : s'agit-il d'un préjudice par ricochet, d’un préjudice corporel, ou d’un préjudice purement moral ? Pour caractériser un potentiel préjudice d’éco-anxiété, dont pourraient faire état des salariés, il serait pertinent de s'appuyer sur les évolutions jurisprudentielles relatives au préjudice d'anxiété. En effet, plusieurs décisions, notamment cinq arrêts rendus le 23 octobre 2021, ont apporté des éclaircissements significatifs en établissant que la reconnaissance du préjudice d’anxiété ne se limite pas à l'exposition à l'amiante, mais englobe « toute exposition à un risque créé par une substance nocive ou toxique ».
Cependant, la Cour de cassation a conditionné cette reconnaissance à la démonstration de critères stricts, exigeant des preuves suffisamment individualisées de l'angoisse, qui incombent au travailleur. En outre, l’assemblée plénière a demandé aux juges du fond de déterminer le préjudice personnellement subi par le travailleur, ainsi que le risque élevé de développer une pathologie grave. Il ne suffit pas d'avoir été exposé à un risque pour obtenir réparation ; d'un préjudice d’anxiété doit être caractérisé par des troubles psychologiques résultant de la conscience d'un risque élevé de développer une pathologie sérieuse, engendrant un état d' inquiétude permanente ». Le caractère subjectif du préjudice d'anxiété rend donc la tâche des salariés d'autant plus complexe pour prouver leur état d'anxiété. À l’origine, la reconnaissance du préjudice d’anxiété a été relativement souple, mais les exigences probatoires se sont donc durcies. Deux décisions du 15 décembre 2021 confirment cette tendance. Une difficulté pourrait entraver une éventuelle action en réparation du préjudice d’éco-anxiété : celle de prouver un lien de causalité entre l'acte générateur et le dommage, étant donné que la « multi-exposition » constitue un facteur diluant les responsabilités.
De plus, pour pouvoir prétendre à une réparation, il est nécessaire d'agir en justice, ce qui implique de disposer de la qualité de victime. Un arrêt récent de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) a défini la notion de « victime individuelle » dans le contexte environnemental. En rejetant l'actio popularis, la CEDH a précisé que les victimes potentielles ne peuvent être considérées comme telles, car « face au changement climatique, cette option pourrait inclure pratiquement tout le monde, rendant ce critère peu restrictif. Tout un chacun est affecté par les risques actuels et futurs, de différentes manières et à divers degrés, et peut légitimement revendiquer un intérêt à voir ces risques disparaître » (Cass. ass. plén., 5 avr. 2019, n° 18-17442). Dès lors, la victime doit être identifiée individuellement et faire état d’un intérêt légitime lésé.
Enfin, il semble peu probable qu'une réparation en nature soit envisageable en raison de la continuité du dommage environnemental. La réparation financière apparaît donc comme la voie la plus probable pour un préjudice, mais elle soulève des défis majeurs pour le juge : il devra à la fois compenser les conséquences subjectives du préjudice pour la personne et ajuster le montant de la réparation, car ce préjudice permanent est susceptible de s’aggraver avec le temps, en raison d'une exposition continue aux changements environnementaux. De plus, la nomenclature Dintilhac ne semble pas adaptée à une telle réparation. En effet, même si un préjudice corporel est reconnu, la consolidation reste délicate à établir. Concernant le préjudice d’établissement dans le cadre d’un préjudice extracontractuel, la perte de chance liée à l'angoisse entourant la possibilité de réaliser un projet familial est difficilement quantifiable. Les conséquences directes de cette angoisse sont ardues à démontrer.
En définitive, il apparaît complexe de reconnaître l'existence d'un tel préjudice. Outre le risque d'un contentieux massif qui mettrait à mal les capacités des tribunaux, les incertitudes entourant la définition et le cadre de ce préjudice pourraient réduire à néant toute reconnaissance. En outre, cette réparation se heurte à une autre problématique : celle de la multiplication des juridictions compétentes. Ainsi, il serait pertinent d'envisager une refonte en la matière du droit existant, notamment par la création d'une juridiction spécialisée.