Les premières décisions judiciaires à la lumière du devoir de vigilance : entre enjeux juridiques et limites procédurales
Par Meryem GRINA
Posté le: 17/09/2024 10:53
INTRODUCTION
Dans le cadre de la loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre, le tribunal judiciaire de Paris et la Cour d’appel de Paris ont rendu leurs premières décisions. A titre de rappel, la création de ce “devoir de vigilance” a été introduite suite à la tragédie de l’effondrement du Rana Plaza au Bangladesh, en mettant en évidence l’importance d’une réglementation rigoureuse regroupant les libertés fondamentales, les droit de l’Homme et l’environnement, ainsi que la sécurité et la santé des individus au sein des multinationales. Face à ces éléments, et dans le cadre de la mise en œuvre de cette loi, des décisions judiciaires ont été rendues ces deux dernières années (2023/2024).
I : Le Cadre juridique du devoir de vigilance
A- Contexte législatif et fondement de la loi de 2017
L'apparition de la loi sur le devoir de vigilance en matière de droits humains et environnementaux est un pas réussi vers un changement législatif visant le renforcement de la responsabilité des entreprises. Dans le même sens, la loi loi n° 2001-420 du 15 mai 2001 sur les Nouvelles Régulations Économiques (dite loi NRE) qui régule les trois domaines : l’activité financière, la concurrence et l’entreprise. Cette loi a consacré l’obligation de reporting à charge des sociétés cotées pour fournir des informations sociales et environnementales claires dans leurs rapports de gestion. Ainsi que les deux lois “Grenelle I” et “Grenelle II” qui ont élargi le contenu et le champ d’application en imposant le reporting à toutes les sociétés non cotées. Cependant, la loi 2017 va au-delà, elle ne limite pas le devoir de vigilance seulement aux sociétés mères, mais également aux entreprises donneuses d’ordre et aux celles qu’elles supervisent, y compris les sous-traitants et fournisseurs avec lesquels elles ont une “relation commerciale établie”.
Conformément à l’article L. 225-102-4 du Code de commerce, les sociétés qui dépassent certaines limites de taille doivent mettre en place un plan de surveillance. Il est essentiel que ce plan comprenne des mesures raisonnables visant à repérer et à prévenir les violations graves des droits humains, des libertés fondamentales, ainsi que de la santé, de la sécurité et de l’écosystème. Le non-respect de cette obligation peut entraîner des sanctions civiles pour les entreprises, même si le Conseil constitutionnel a écarté la possibilité d’une amende civile.
B- Les premières actions judiciaires liées au devoir de vigilance
À partir de 2023, de nombreux procès ont été intentés contre des entreprises en raison de leur non-respect de leurs obligations de devoir de vigilance. La décision du tribunal judiciaire de Paris du 28 février 2023 relative au projet pétrolier de Total en Ouganda est particulièrement significative parmi ces affaires. En 2019, six organisations ont demandé à Total Energies EP de revoir son plan de surveillance en raison de ses manquements. La demande des associations a été rejetée par le tribunal en raison d’un manque de mise en demeure adéquate, mettant en évidence l’importance capitale de cette étape dans les procédures contentieuses.
Un autre cas notable est celui de Vigie Groupe (Ex. Suez Groupe SAS), ou des associations ont réclamé la révision du plan de surveillance à la suite d’un déversement d’hydrocarbures au Chili. Encore une fois, le tribunal de Paris a déclaré que l’action n’était pas recevable en raison de l’absence d’une mise en demeure adéquate.
II- Analyse critique des premières décisions :
A- Les limites procédurales des premières décisions
L’application de la loi sur le devoir de vigilance est souvent confrontée à des difficultés procédurales. Notamment en ce qui concerne la mise en demeure préalable, comme le démontrent les premières décisions rendues et précédemment précitées. Bien que cette étape soit destinée à favoriser le dialogue entre les parties avant d’entamer une action en justice, elles représentent un obstacle important pour les plaignants. En ce qui concerne Total Ouganda et Vigie Groupe (Ex. Suez Groupe SAS), le fait que les actions soient rejetées en raison du manque de mise en demeure adéquate démontre que le formalisme juridique peut entraver la réalisation effective des objectifs de la loi.
D’autres cas, tels que celui de la Poste, témoignent aussi de l’importance d’un cadre plus souple. Dans ce cas, le syndicat SUD PTT a réussi à obtenir une condamnation de La Poste pour renforcer son plan de surveillance. Toutefois, l’excès de formalisme de la mise en demeure un problème majeur, mettant en évidence l’importance d’une simplification des procédures afin d’éviter des rejets de forme.
B- Évaluation des perspectives d’amélioration
La loi a une portée restreinte, en particulier en ce qui concerne les seuils d’application qui excluent de nombreuses entreprises qui opèrent sur le territoire français. Prenons l’exemple de sociétés telles que Primark France, qui, malgré des débats sur le travail forcé et le travail des enfants, ne sont pas soumises aux obligations légales en raison de leur effectif inférieur à 5000 employés. En réaction à ces lacunes, le Parlement européen a pris une directive en 2024 qui diminue progressivement les limites applicables du devoir de vigilance pour les entreprises plus petites, en commençant par celles ayant plus de 1000 employés d’ici 2029. Toutefois, ces modifications légales demeurent considérées comme insuffisantes pour prendre en charge toutes les entreprises à risque.
Conclusion
En résumé, les premières jurisprudences démontrent que même si la loi sur le devoir de vigilance représente un outil prometteur pour renforcer la responsabilité des entreprises, son application pratique reste restreinte par des obstacles juridiques et des critères d’assujettissement trop stricts. Pour assurer une mise en place efficace des mesures de vigilance et renforcer la responsabilité des entreprises face aux risques sociaux et environnementaux, il est primordial de poursuivre l’amélioration de ce cadre juridique.
Sources :
Devoir de Vigilance : premières applications pratiques par Paul Le Fèvre Victoire Stephan, Avocat au barreau de Paris, Mondovi Avocats.
Novethic, "Loi NRE (Nouvelles Régulations Économiques)", disponible sur : https://www.novethic.fr/lexique/detail/loi-nre.html, consulté le 13 septembre 2024
Tribunal judiciaire de Paris, juge des référés, 28 fév. 2023, n° 22/53942 - Disponible sur : https://www.dalloz-actualite.fr/sites/dalloz-actualite.fr/files/resources/2023/04/22-53942.pdf
Affaires Suez - Disponible sur : https://www.dalloz-actualite.fr/flash/caramba-encore-rate-propos-de-l-affaire-suez-en-matiere-de-vigilance-des-entreprises