La Cour de justice de l'Union européenne a été appelée par la Cour administrative suprême de Finlande à rendre un jugement sur l'interprétation de l'article 16 de la directive habitats – décision Tapiola qui établit les conditions selon lesquelles les Etats membres peuvent déroger à la protection stricte des espèces d'intérêt communautaire.

Dans cette situation, la Finlande avait accordé la permission de mettre à mort un quota de loups. Le but de cette mesure n'était pas très clair. Cependant, la procédure a permis de déterminer qu'il s'agissait à la fois de réduire les dégâts subis par les chiens, de diminuer l'inquiétude des populations locales et, surtout, de prévenir le braconnage. Effectivement, ce dernier étant perçu comme la raison d'une variation de la population de loups en Finlande, l'autorisation légale de tirs de loups avait pour but de faire disparaître les ambitions des braconniers, en quelque sorte en légitimant leur activité…

Heureusement, la Cour est certainement sceptique à ce sujet. Elle souligne l'importance de mettre en avant « un contrôle rigoureux et efficace » de ces activités illégales plutôt que de faire appel à une dérogation à la protection du loup. Le recours à ce genre de quotas est également connu pour ne pas être efficace dans la lutte contre le braconnage, ce qui semble d'ailleurs être confirmé dans le cas de la Finlande.

LE PRINCIPE DE PRECAUTION DANS LA PRESERVATION DES ESPECES

Néanmoins, l'intérêt majeur de la décision de la Cour de justice n'y est pas. L'application du principe de précaution dans la mise en pratique de l'article 16 de la directive habitats est à l'origine de cela. La dérogation à la protection stricte d'une espèce d'intérêt communautaire ne peut être autorisée que si, entre autres, « la dérogation ne compromet pas le maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées ».

Dans le passé, la Cour avait déjà statué dans une affaire portant sur le loup en Finlande que l'octroi de telles dérogations reste possible « à titre exceptionnel » lorsqu'elles ne sont pas susceptibles d'aggraver l'état de conservation défavorable des populations ou d'empêcher leur rétablissement dans un état de conservation favorable. Cette position a pu sembler étonnante en ce qui concerne les espèces dont l'état de conservation est médiocre, voire considérée comme étant contraire à l'objectif de la directive, à savoir « garantir le maintien ou le rétablissement, dans un état de conservation favorable, des habitats naturels et des espèces » (art.2). Cependant, la Cour avait établi une limite : la dérogation à la protection d'une espèce qui n'est pas en bonne santé doit, au moins, être neutre vis-à-vis de son état de conservation.

Cette position n'est pas reprise par la décision Tapiola du 10 octobre 2019, mais elle est complétée par le principe de précaution. C'est ce qui l'intéresse le plus. Selon la Cour, « en vertu du principe de précaution énoncé à l'article 191, paragraphe 2, TFUE, si l'analyse des meilleures données scientifiques disponibles laisse une incertitude quant à la nécessité d'une telle dérogation pour maintenir ou rétablir les populations d'une espèce menacée d'extinction dans un état de conservation favorable, l'État membre doit s'abstenir de l'adopter ou de la mettre en place ». Autrement dit, il est impossible d'accorder une dérogation lorsque les connaissances scientifiques disponibles laissent supposer un doute quant à son impact potentiellement négatif sur l'état de conservation de l’espèce.

L'UTILISATION CROISSANTE DE L'EXPERTISE SCIENTIFIQUE

Quels sont les conséquences de ce choix ? Cela conduit, à l'évidence, à contraindre l'administration à réaliser l'équivalent d'une analyse d'impact de la mesure de dérogation envisagée, du moins à analyser les données scientifiques disponibles avant de choisir. Ce n'est qu'en cas de certitude quant à l'innocuité de la dérogation que celle-ci pourra être légalement acceptée.

Cette évolution jurisprudentielle de la protection des espèces pose évidemment de nouvelles interrogations. Quelle attitude de l'autorité publique doit-elle adopter, par exemple, en cas d'indisponibilité de données scientifiques, que ce soit sur l'état de conservation de l'espèce ou sur l'impact des mesures dérogatoires envisagées ? En examinant la décision de manière littérale, certains pourraient conclure que dans ce cas, la dérogation pourra être accordée, l'administration n'ayant qu'à examiner les données « disponibles ». La logique du droit de l'Union européenne et celle de la Cour de justice seraient cependant en opposition à une telle lecture. Effectivement, l'étude de la jurisprudence de la Cour démontre que celle-ci vise à garantir « l'effet positif » du droit de l'UE.

Cependant, dans cette situation, l'impact bénéfique du principe de précaution, tel que la protection rigoureuse des espèces prévue par la directive Habitats, serait inexistant si la dérogation était accordée sans données permettant de retirer avec certitude le risque d'un impact négatif sur l'état de conservation.

Par conséquent, quelles sont les alternatives envisageables pour l'autorité administrative ? Une première option consisterait à attendre la disponibilité de données scientifiques afin de prendre, le cas échéant, une mesure exceptionnelle. La seconde consiste bien sûr à générer ces données, soit en effectuant elle-même des recherches scientifiques, soit, dans le cas d'une demande de dérogation d'une personne privée, en imposant à cette personne de réaliser ces recherches. L'effet indirect de la décision Tapiola est donc d'encourager l'administration à renforcer son expertise et prouve une fois de plus que le principe de précaution n'est pas un obstacle à la science, mais au contraire, une invitation à approfondir nos connaissances.


UNE PROLONGATION DE L'APPLICATION DU PRINCIPE DE PRECAUTION

Cependant, en dehors de ce problème, cette décision constitue une nouvelle étape dans l'application du principe de précaution. Son entrée dans le droit de la protection des espèces marque l'introduction du principe de précaution. En effet, s'il s'applique depuis longtemps en matière de santé, le principe de précaution a été plus difficile à imposer en matière d'environnement, d'autant plus dans le domaine de la biodiversité.
La Cour n'avait jusqu'ici explicitement appliqué le principe de précaution qu'à la protection des habitats naturels, mais pas en matière d'espèces. Seule la Cour administratif de la Guadeloupe a récemment mis en œuvre le principe de précaution dans ce domaine en France, concernant le quota de chasse du pigeon à couronne blanche. Pour le moment, le Conseil d'État semble être assez éloigné de ce genre de raisonnement.
Effectivement, d'après ce dernier, « il est possible de se demander l'effet global des opérations d'effarouchement sur la fréquentation de l'espace vital par les ours ». Espérons que les poursuites judiciaires engagées contre cet arrêté permettront de répondre à cette question.

De la même manière, la décision Tapiola pourrait influencer le litige lié à la chasse à la glu. Effectivement, si le principe de précaution était appliqué à toutes les conditions de dérogation, notamment celles établies par la directive Oiseaux, l'État devrait prouver la sélectivité de ce mode de chasse. Au début de l'année 2019, un arrêté ministériel autorisant la chasse à la glu a été approuvé par le Conseil d'État, car les associations n'ont pas fourni de preuves sur la non-sélectivité de ce mode de chasse (CE, 28 décembre 2018, Ligue française de protection des oiseaux, n°419063).