Le 27 novembre 2023, Donald Pols, directeur général de Milieudefensie, a annoncé que l'ONG poursuivrait en justice l'une des sept principales institutions financières néerlandaises pour illégalité de leur politique climatique. Cette annonce a inquiété les parties prenantes, étant donné les précédents favorables aux Pays-Bas. Après la condamnation de l'État néerlandais pour ses engagements climatiques insuffisants et la reconnaissance de la responsabilité de Shell pour son impact sur le réchauffement climatique, Milieudefensie a déclaré le 19 janvier 2024 que l'institution ciblée serait la banque ING. Cette action, encore à son stade précontentieux, espère voir le tribunal appliquer à ING le même raisonnement que pour Shell, en considérant son soutien aux industries fossiles.
L'initiative contre ING s'inscrit dans un contexte de pression croissante sur les acteurs financiers concernant leur rôle dans le changement climatique. Par exemple, le 23 février 2023, trois associations ont assigné BNP Paribas pour son rôle dans l'aggravation du changement climatique. En réponse, BNP Paribas a pris des engagements pour limiter ses financements aux nouveaux projets fossiles. Cependant, ces engagements sont jugés insuffisants car ils n'incluent pas la majorité des soutiens financiers au secteur fossile.
L'action contre BNP Paribas a eu un impact significatif, poussant Frank Elderson de la Banque centrale européenne à inciter les banques à adopter des plans climatiques ambitieux. Malgré cela, les États membres de l'UE, y compris la France, ont décidé de ne pas imposer de devoir de vigilance aux acteurs financiers, limitant ainsi leur responsabilité.
Le Conseil des droits de l'homme des Nations Unies a rappelé que les institutions financières sont responsables des impacts climatiques causés par leurs clients. À défaut de réglementation spécifique, le droit commun de la responsabilité, et en particulier le "duty of care", apparaît comme un moyen efficace de contraindre les entreprises à respecter leurs obligations climatiques. Ce principe a déjà prouvé son efficacité aux Pays-Bas dans les affaires Urgenda et Shell, justifiant le choix de Milieudefensie d'emprunter cette voie pour ING.
Ainsi, la mise en demeure d'ING par Milieudefensie vise à démontrer la responsabilité des acteurs financiers dans l'aggravation de la crise climatique, utilisant le droit délictuel néerlandais pour soutenir leur action.

LA CARACTERISATION DU MANQUEMENT AU DEVOIR DE VIGILANCE CLIMATIQUE DE BANQUE ING

La mise en demeure de la banque ING pour manquement à son devoir de vigilance climatique constitue la prémisse d’une possible action en cessation de l’illicite fondée sur le droit commun de la responsabilité civile.

Sur la mise en demeure d’une banque pour manquement à son devoir de vigilance climatique

Milieudefensie a adressé un courrier de 45 pages à la tête du groupe ING pour la prévenir qu’elle ferait l’objet d’une action judiciaire si, à l’issue d’un délai de huit semaines, elle ne se conformait pas à ses obligations en matière de vigilance climatique (climate duty of care). En droit néerlandais, une personne morale qui souhaite intenter une action en justice contre une autre personne morale, sur le fondement de l’article 3:305a du Code civil dédié aux « actions collectives », doit préalablement la mettre en demeure. À l’instar du droit français, la mise en demeure constitue un acte descriptif des reproches que le créancier d’une obligation civile pense être en droit d’exiger d’un débiteur. Elle doit permettre l’interpellation suffisante du débiteur présumé fautif. Le non-respect de cette phase précontentieuse est sanctionné par la remise en cause du droit d’agir du requérant qui se retrouve dès lors privé de l’examen de sa demande au fond. Contrairement à ce qu’il est possible d’observer dans d’autres systèmes juridiques, le juge néerlandais ne pratique pas le formalisme excessif en matière de contentieux climatique. Les précédents Urgenda et Shell montrent que l’interpellation contenue dans une mise en demeure est jugée suffisante, pourvu qu’elle indique clairement au débiteur les manquements aux obligations auxquelles il est sommé de se conformer. En cas d’introduction de l’instance par voie d’assignation, l’action devrait être déclarée recevable et permettre au juge de se prononcer sur le fond. Les Pays-Bas font à cet égard office de système juridique compréhensif, alors que la plupart des contentieux climatiques visant des entreprises restent pour le moment bloqués au stade de la recevabilité.
L’action menée par Milieudefensie vise à démontrer que la politique climatique du groupe ING est illégale dans la mesure où elle contrevient au devoir de prudence, ou duty of care, prévu à l’article 6:162 du Code civil néerlandais, tel qu’interprété dans l’affaire Shell. Milieudefensie « constate que ING manque à son devoir légal de diligence envers la société dans la mesure où elle contribue à un changement climatique dangereux. La politique climatique actuelle d’ING est insuffisante et conduit à des émissions inacceptables de gaz à effet de serre. De ce fait, ING entrave la réalisation de l’objectif de 1,5 °C exigé par l’Accord de Paris, entraînant non pas seulement un grand danger pour la société, l’environnement et la nature, mais également la violation des droits de l’Homme aux Pays-Bas et dans le reste du monde, pour les générations actuelles et futures ».
En l’espèce, le manquement au devoir de diligence de la banque serait caractérisé par le non-alignement du portefeuille de la banque ING sur l’objectif 1,5 °C, lequel est directement corrélé à son soutien financier aux entreprises impliquées dans l’expansion fossile. En effet, comme l’affirme l’Agence internationale de l’énergie (AIE), le développement de nouveaux projets fossiles n’est, dans le cadre d’un scénario net zéro, plus nécessaire pour répondre aux besoins énergétiques mondiaux et demeure, par ailleurs, incompatible avec le maintien de la température moyenne à 1,5 °C sans dépassement de ce seuil. Par conséquent, en continuant de soutenir financièrement des entreprises qui développent de nouveaux projets fossiles, la banque participe à l’augmentation des émissions de GES susceptible de renforcer toute perturbation anthropique dangereuse du système climatique. Or, depuis la publication du rapport spécial du GIEC sur les conséquences d’un réchauffement climatique de 1,5 °C, nul n’est censé ignorer les risques graves et imminents d’atteintes à l’environnement et à la santé et sécurité des personnes consécutifs au non-respect de ce seuil. Le juge saisi du cas pourrait ainsi considérer qu’une obligation de moyens renforcée de réduire ses émissions financées pèse sur la banque. Dans l’affaire Shell, le tribunal de district de La Haye a estimé qu’« une conséquence de cette obligation de moyens renforcées peut être que RDS [Shell] renoncera à de nouveaux investissements dans l’extraction de combustibles fossiles et/ou limitera sa production de ressources fossiles ». Il pourrait donc exiger d’ING entre autres qu’elle mette fin au soutien financier d’entreprises développant de nouveaux projets fossiles.
Les demandes incluses dans la mise en demeure s’inspirent de celles formulées dans « L’Affaire BNP » en France : l’alignement de la politique climatique de la banque sur l’objectif 1,5 °C de l’Accord de Paris, l’engagement de réduire d’au moins 48 % les émissions de CO2 et d’au moins 43 % de CO2 équivalent en 2030 par rapport à 2019, une cessation de tout soutien à l’expansion fossile en cas d’insuffisance des plans de transition des clients et/ou de l’échec de la politique d’engagement menée par la banque. Ces demandes constituent, selon Milieudefensie, un standard non écrit du comportement raisonnable attendu d’une banque en société.

Sur le fondement juridique d’une possible action en cessation de l’illicite

Le fondement juridique mobilisé par Milieudefensie est identique à celui utilisé dans les affaires Urgenda et Shell. L’ONG se fonde sur le droit délictuel néerlandais qui, en vertu de l’article 6:162 du Code civil, impose à chacun un comportement prudent et raisonnable. Cet article permet d’engager la responsabilité civile d’un État ou d’une entreprise en cas de négligence et/ou de manquement au devoir de prudence. Un fondement similaire existe en droit français aux articles 1240 et 1241 du Code civil. Pour le moment, les recours climatiques contre les entreprises ont emprunté la voie de la loi du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance, mais la doctrine rappelle volontiers que la voie du droit commun de la responsabilité reste possible.
Le standard de prudence prévu à l’article 6:162 du Code civil est une norme « ouverte », ce qui lui laisse une certaine souplesse et plasticité pour s’adapter aux évolutions de la société et de la science. En droit néerlandais, le grand arrêt en matière de responsabilité délictuelle est la décision Kelderluik, rendue le 5 novembre 1965 par la Cour suprême dans le cadre d’une affaire où le client d’un pub, appartenant à la société Coca-Cola, était tombé dans une trappe laissée négligemment ouverte par un employé. L’arrêt Kelderluik est au droit délictuel néerlandais ce qu’est l’affaire Donoghue v. Stevenson pour la common law britannique. Dans cette décision, la Chambre des Lords avait retenu la responsabilité d’un fabricant à la suite de la consommation par la cliente d’un bar d’une gingerbeer en bouteille contenant un escargot en décomposition. Le ratio decidendi de ces décisions de principe a fait l’objet de multiples applications dans différentes espèces à l’occasion de nouvelles circonstances témoignant ainsi du caractère évolutif du standard de la personne diligente et raisonnable. En France, la jurisprudence Distilbène a reconnu la possibilité de se fonder sur les anciens articles 1382 et 1383 du Code civil pour engager la responsabilité d’un laboratoire, fabricant et distributeur de médicaments, pour défaut de vigilance dans sa gestion de risques connus et identifiés sur le plan scientifique d’un produit dangereux pour la santé. Anne Stevignon souligne à cet égard que des « entreprises pourraient dès lors se voir reprocher un manquement à leur devoir général de vigilance pour leur action insuffisante en matière climatique (…). Il n’y aurait aujourd’hui rien d’étonnant à ce que des magistrats considèrent que des entreprises ont manqué à leur obligation de vigilance dès l’instant que les risques attachés à l’aggravation du changement climatique sont devenus avérés ».
Alors que le duty of care a permis d’imposer à l’État néerlandais et à la Carbon major Shell une obligation de réduction des émissions, Milieudefensie espère obtenir a minima le même verdict pour un acteur financier aussi important qu’ING. L’article 6:162 du Code civil néerlandais permet les actions en cessation de l’illicite. Toutefois, il revient à la personne qui s’en prévaut de démontrer, d’une part, l’existence d’un standard non écrit au sens de l’article 6 : 162 du Code civil, d’autre part, la négligence ou le manque de diligence.
La preuve de l’existence d’un standard non écrit au sens de cet article 6 : 162 nécessite d’établir que cette norme présente un certain nombre de qualités. Le standard doit être évident, largement connu, socialement évident, capable d’être compris comme contraignant et devant être observé au même titre qu’une règle juridique et non comme une simple conscience ou préférence, cohérent avec le droit existant. Ces critères sont à la libre appréciation du juge qui, dans l’affaire Shell, a reconnu l’existence, en droit néerlandais, d’une norme non écrite obligeant une entreprise privée à réduire ses émissions directes et indirectes de GES de 45 % d’ici 2030 par rapport au niveau de 2019 afin de prévenir un changement climatique dangereux. Cette démonstration requiert de faire ressortir le caractère universel du standard invoqué. Dans le contentieux Shell, la recherche d’un consensus sur le comportement attendu d’une entreprise diligente en matière climatique s’appuie, entre autres, sur la démonstration du caractère universel de la nécessité de limiter le réchauffement planétaire à 1,5 °C (art. 2 de l’Accord de Paris) pour prévenir toute perturbation anthropique dangereuse du système climatique (art. 2 de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques), l’impact du réchauffement climatique sur les droits humains (GIEC, rapport spécial sur les conséquences d’un réchauffement climatique de 1,5 °C), le rôle des entreprises dans l’atténuation du réchauffement climatique. L’accumulation de ces éléments participe à l’identification d’un consensus scientifique et institutionnel permettant la formulation d’un standard de vigilance climatique opposable à des acteurs étatiques et non étatiques.
Le recours au droit commun de la responsabilité afin de lancer des actions préventives nécessite de démontrer l’existence d’une faute de prudence, laquelle s’apprécie, suivant les critères posés dans la jurisprudence Kelderluik, au regard de « (i) la capacité de l’entreprise à avoir conscience du danger, (ii) la probabilité que le danger se produise effectivement, (iii) la gravité du danger, et (iv) le caractère non astreignant et proportionné des mesures à prendre par l’entreprise ». Il est, à cet égard, certainement plus compliqué mais pas impossible de démontrer la faute de vigilance d’un acteur financier comme ING. Le moment où l’entreprise mise en cause a eu connaissance des dangers liés à ses activités est déterminant dans la caractérisation de sa négligence au regard du standard d’un comportement prudent raisonnable.
Dans l’affaire Shell, Milieudefensie a apporté de multiples preuves attestant que la Carbon major savait, dès 1986, que l’augmentation de gaz à effet de serre causerait un réchauffement planétaire qui se traduirait par tout un ensemble d’impacts dangereux pour l’environnement et les individus. L’ONG a également documenté que, dès 1988, Shell disposait des chiffres lui permettant d’évaluer sa contribution individuelle au réchauffement climatique. Par ailleurs, même si ce n’est qu’avec le rapport AR4 de 2007 du GIEC qu’il a été établi que le changement climatique était « sans équivoque », Milieudefensie estime que, pour se conformer à l’obligation de prudence, Shell aurait dû adopter bien avant cette date des mesures de précaution pour limiter l’augmentation des émissions de GES. Au lieu de cela, Shell, à l’instar d’autres Carbon major, a produit de la désinformation, a participé à titre individuel et à travers des organisations de lobbying à ralentir la mise en place de politiques publiques cherchant à atténuer le changement climatique et, enfin, développé de nouveaux projets d’hydrocarbures. Ces éléments ont été repris dans le raisonnement du juge néerlandais pour identifier le manquement de Shell à son devoir de diligence.
Dans le cas d’ING, Milieudefensie relève que la banque existe depuis 1991, soit trois ans après la création du GIEC (1988) et un an avant l’adoption de la CCNUC (1992). Cependant, la banque n’a manifesté publiquement sa prise en compte de la question climatique qu’à partir de 2003. ING a publié plusieurs rapports dans les années 2000 qui reconnaissent les risques liés au réchauffement climatique, que ce soit de l’augmentation des vagues de chaleur et des inondations ou de l’effondrement de l’Amazonie à la fonte des calottes glaciaires polaires. Selon Milieudefensie, « il est clair que ING savait en tout cas vers 2007 que : Le changement climatique dangereux est, avec une grande certitude, causé par les émissions de gaz à effet de serre des humains. La combustion de combustibles fossiles en est la principale source, et continuer à financer les combustibles fossiles contribue à maintenir leur utilisation ; Il est nécessaire de limiter les émissions au niveau mondial, car une concentration trop élevée de gaz à effet de serre dans l’atmosphère comporte des risques très importants ; Les émissions financées, y compris les émissions du scope 3 des clients, sont importantes et les institutions financières doivent les déclarer et les réduire de manière transparente ; Les pays riches du Nord global doivent prendre l’initiative de prévenir un changement climatique dangereux ».
Contrairement au cas Shell, Milieudefensie ne fait pas état à ce stade de connaissances produites en interne par des chercheurs salariés de la banque qui auraient permis d’établir un niveau de conscience précoce et élevé au sein de l’entreprise au sujet des impacts négatifs du changement climatique. L’ONG indique néanmoins que la banque a, à de multiples reprises, induit le consommateur en erreur à travers des déclarations s’apparentant à du « greenwashing » et susceptibles d’être qualifiées de « pratiques commerciales trompeuses ». ING a notamment été avertie, dans le cadre d’une procédure non contentieuse, par l’équivalent néerlandais du jury de déontologie publicitaire. Milieudefensie relève également que la banque participe indirectement à des actions de lobbying portées par le Thun group of banks et observe qu’« ING était à l’époque la seule banque néerlandaise à ne pas reconnaître publiquement que son impact climatique consistait principalement en son financement — les émissions financées. Cette reconnaissance n’a été faite que vers 2015 ».

Tous ces éléments devront être pris en compte par le juge pour déterminer si la banque a commis une faute de vigilance en ne cessant pas tout soutien financier aux entreprises développant de nouveaux projets fossiles.