Les représentants des États membres présents au sein du Coreper ont finalement approuvé, le vendredi 15 mars 2024, la Directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité, également connue sous le nom de Corporate Sustainability Due Diligence Directive (CSDDD).
Adoption qui ne s’est pas déroulée sans embûches. Des esquisses d’exigence de vigilance raisonnable pour les entreprises ont été initiées via une résolution publiée par le Parlement européen le 10 mars 2021. Laquelle a été suivie par une proposition de directive de la Commission, le 23 février 2022, puis par une orientation générale du Conseil du 30 novembre 2022, complétée par de nombreux amendements du Parlement. Enfin, une décision tripartite a été actée entre le Conseil, le Parlement en décembre 2023 (Conseil de l’UE, communiqué de presse, 14 déc. 2023).
Alors que les progrès semblaient suivre un cours linéaire, une pause significative est survenue en février 2024, et ce, à deux reprises. Le Comité des représentants permanents de l'Union européenne (COREPER), chargé de garantir une présentation adéquate de chaque dossier au Conseil et, le cas échéant, de lui fournir des orientations, des options ou des suggestions, n'a pas réussi à obtenir une majorité qualifiée. Par conséquent, le projet de directive a été dans un premier temps rejeté.
Or à la suite de diverses négociations, la Directive CSDDD a pu être de nouveau d’actualité. Ce texte enjoint aux entreprises de surveiller leur impact d’une part sur l’environnement comme la pollution, la déforestation, une consommation excessive des ressources naturelles, ainsi que les dommages aux écosystèmes. D’autre part, sont concernés les impacts sur les droits humains, tels que l’esclavage, le travail des enfants, l’exploitation au travail. Inspirée de la loi française relative au devoir de vigilance de 2017 (1), les entreprises françaises concernées se voyaient déjà imposées certaines de ses obligations.
L’adoption par le Parlement européen de cette directive devrait se dérouler sans heurts et ne constituer qu’une simple formalité.
Les réactions semblent pourtant assez mitigées, notamment en considération du réel apport de cette directive compte tenu de l’ambition politique et des réalités pratiques de son application.

L'Union européenne semble envoyer un signal fort en raison du consensus atteint sur le devoir de vigilance (I). Cependant, malgré les progrès des négociations sur le texte, quelques altérations demeurent regrettables (II).

I. Un symbole fort initié par l’Union européenne

A. Une législation sans précédent à l'échelle mondial

Dès le début des années 2000, la Commission européenne a porté son intérêt sur la responsabilité sociale des entreprises avec une communication la concernant (2), peu après la publication d’un livre vert sur la responsabilité sociale des entreprises. La Commission entendait ainsi « lancer un large débat sur la façon dont l'Union européenne pourrait promouvoir la responsabilité sociale des entreprises au niveau tant européen qu'international et, notamment, sur les moyens d'exploiter au mieux les expériences existantes, d'encourager le développement de pratiques novatrices, d'améliorer la transparence et de renforcer la fiabilité de l'évaluation et de la validation des diverses initiatives réalisées en Europe ». Cela a ainsi marqué le début de son engagement officiel dans ce domaine. La convergence entre les intérêts privés de profit et de compétitivité rencontrait alors les intérêts communs constitués par la préservation de l’environnement, le respect des droits humains et le caractère durable d’une entreprise. Un passage s’est progressivement opéré entre le soft law (« droit mou ») lequel consistait en un ensemble de règles n’ayant pas de réelle force normative ni contraignante, essentiellement au niveau international et le hard law (« droit dur ») avec des règles imposant aux entreprises des obligations contraignantes. Au niveau de l’Union européenne, ce changement s’est opéré, les livres verts et blancs, communications, codes de conduite ou recommandation ont laissé leur place aux Directives s’agissant de la RSE, cela afin de répondre aux ambitions du Green Deal (le pacte vert). La Directive CSDDD s’inscrit dans ce cadre, mais n’est pas la seule initiative de l’Union européenne (UE) dans le domaine. La Directive Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD) (3) entrée en vigueur au 1er janvier 2024 impose également de publier un rapport de durabilité pour les entreprises concernées. Ainsi, la Directive CSDDD constitue un élément concourant à « dissocier la croissance économique de l’utilisation des ressources et faire en sorte que toutes les régions et tous les citoyens de l’Union participent à une transition socialement juste vers un système économique durable, dans lequel aucune personne et aucun lieu n’est laissé de côté. ». Par la méthode des petits pas, l’Union européenne entend en effet établir une économie durable et conforme aux objectifs de neutralité carbone visé par l’UE d’ici 2050. Cela témoigne d’une volonté politique marquée de standardiser les normes de RSE sur le marché européen, voire d'influencer les normes mondiales. Ce système mérite la comparaison avec d’autres systèmes afin d’en saisir l’importance. A titre d’illustration, aux Etats-Unis, il s’agit d’une démarche davantage volontaire et individuelle des entreprises avec peu de réglementations. Sur le continent africain, le cadre légal n’est pas davantage développé mais des initiatives voient le jour telle que la Charte RSE et Développement durable, il s’agit également d’engagement individuel. Rien de comparable avec la législation dont il est question.

En plus de permettre de montrer l’exemple, cette initiative permet au sein de l’Union européenne une certaine uniformisation.

B. Une harmonisation bienvenue au sein de l’UE

Outre cet objectif louable et bienvenu avec un rayonnement mondial qui inspire d’autres systèmes au fur et à mesure des initiatives, la Directive CSDDD qui est l’une des composantes permettra une certaine harmonisation de la législation applicable aux entreprises européennes. Ces dernières ne sont d’ailleurs pas les seules concernées puisqu’elle concerne également les entreprises des États tiers qui sont actives dans l’Union européennes. Dès lors, la Directive est plus ambitieuse que les législations existantes au sein des États membres. En effet, par exemple la législation aux Pays-Bas, datant de 2020, se contente de se limiter aux droits humains en l’occurrence sur la lutte contre le travail des enfants, ou encore la législation au Danemark, de 2020, qui impose également aux entreprises de respecter les droits de l’Homme. Seule la législation française, avec la loi de 2017 (LOI n° 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre) avait une approche plus ambitieuse, avec un champ d’application plus étendu, une action positive de la part des entreprises avec la mise en place d’un plan de vigilance avec des sanctions en cas de non-respect. Dans le même sens, la Directive CSDDD comprend plusieurs éléments témoignant de la détermination de l’Union européenne de marquer son engagement dans le domaine de la RSE. En effet, d’abord dans les engagements pris, celle-ci prend en compte de manière expresse la lutte contre le changement climatique conformément à l’Accord de Paris. Quant aux sanctions et garanties qui permettraient son effectivité, elle met en place une autorité de contrôle, un mécanisme de plaintes avec une responsabilité civile, et des sanctions financières (jusqu’à 5% du chiffre d’affaires mondial). De plus, les États membres devront prévoir le droit pour des syndicats ou organisations non gouvernementales d’agir en justice. Enfin, les entreprises devraient être obligées de mettre en place un système de traitement des réclamations et de surveiller périodiquement l'efficacité de leur politique de diligence raisonnable. Une clause de révision est également prévue afin de permettre une application plus large.

Le signal est fort et le message clair, pour autant des défis persistent, comme en témoigne la révision à la baisse des ambitions initiale lors du vote de ce vendredi 15 mars.

II. Une directive aux ambitions néanmoins réduites, illustration des défis persistants en matière de RSE

Plusieurs prescriptions de la Directive ont été abandonnées au grès des multiples négociations, le texte final n’étant qu’une version édulcorée de l’objectif initial (A), ce qui reflète les difficultés inhérentes à l’application de la RSE au sein des entreprises (B).

A. Une portée moindre que l’objectif initial

Afin qu’un accord soit trouvé sur la directive CSDDD, plusieurs éléments ont dû être sacrifiés afin d’obtenir l’agrément de certaines parties prenantes. Illustration flagrante de cet abaissement des exigences, le champ d’application de la directive qui s’est vu être réduit et qui aura pour conséquence que 70% des entreprises initialement concernées ne devront pas respecter les exigences de la Directive. En effet, à l’origine le texte devait s’appliquer aux groupes européens comptant plus de 500 salariés, avec un chiffre d’affaires (CA) mondial d’au moins 150 millions d’euros, ainsi qu’aux entreprises de plus de 250 salariés si le CA est supérieur à 40 millions d’euros et que les ventes proviennent des secteurs considérés comme à risque. Désormais, ne sont concernées que les entreprises qui comprennent plus de 1000 salariés avec un CA d’au moins 450 millions d’euros, et les dispositions relatives aux firmes considérées comme « à risque » ont disparu. Cela étant, au niveau de la France, la transposition de la Directive emportera tout de même un champ d’application plus large que celui de la loi sur le devoir de vigilance de 2017. En outre, d’autres dispositions ont disparu, celles prévoyant l’obligation de moyens renforcée s’agissant des risques climatiques, la responsabilité civile des entreprises défaillantes, ou encore l’obligation de diligence en aval de la chaîne d’activités. Autre élément qui n’est désormais plus d’actualité, celui de l’obligation de lier la rémunération variable des dirigeants au respect d’objectifs en matière d’émissions de CO2 (dioxyde de carbone). Lorsque ces éléments étaient encore prévus, la majorité qualifiée requise, c’est-à-dire un minimum de 15 États membres représentant 65% de la population de l’UE, peinait à être atteinte. Plusieurs États n’avaient pas donné leur accord tels que l’Allemagne, la Bulgarie, la Hongrie ou la Slovaquie. Plusieurs arguments étaient avancés tels que la lourdeur administrative, les incertitudes juridiques qui en résultaient ou encore des arguments tenant à l’inquiétude quant à la compétitivité des entreprises européennes.

La déception est présente au sein des partisans de cette législation, cela étant certains se félicitent de cette nouvelle législation inédite qui visera tout de même les grands groupes. Cela symbolise les difficultés auxquelles la transition du soft power au hard power en matière de RSE se heurte.

B. Une illustration de la nécessité d’un temps long de transition, une contrainte inhérente à l’application contraignante de la RSE

La RSE se heurte à plusieurs défis s’agissant de son application, ces derniers s’étant cristallisés lors de la négociation de la Directive CSDDD. En effet, plusieurs arguments sont venus appuyer l’opposition à son application. La fédération des industriels allemands a dénoncé « un nouveau revers pour la compétitivité de l’Europe » et « d’énormes fardeaux bureaucratiques ». L’argument principal utilisé par les lobbyings est de manière assez classique, la perte de compétitivité des entreprises européennes soumises à une législation plus contraignante face aux entreprises des États tiers. Argument auquel la réponse pourrait se trouver dans une uniformisation et une convergence des législations du plus grand nombre d’État auxquelles pourraient être soumises le plus grand nombre d’entreprise. Or il est bien nécessaire qu’il y ait un premier pas, que quelqu’un initie le mouvement afin d’emporter la mise en mouvement des autres. Par ailleurs, bien que le monde soit partagé sur les standards de la RSE, la transition est irréversible et devra s’opérer de manière certaine. La transition progressive emportera nécessairement la nécessité pour tous de se conformer, les exigences de RSE étant de plus en plus incontournables dans les relations d’affaires. Cela étant, il est compréhensible que le temps des transitions économiques se caractérise par un temps long, et la Directive CSDDD pourra par la suite prétendre à un champ d’application plus large. En outre, une autre difficulté à laquelle se heurte le devoir de vigilance est son manque de clarté, et son opacité pour les acteurs économiques. A titre d’exemple, en France, La Poste a été la première entreprise française à être condamnée sur le fondement de la loi de 2017 sur le devoir de vigilance. Le Tribunal judiciaire de Paris considérait, le 5 décembre 2023, que ladite société avait manqué à son devoir de vigilance. En effet, cela faisait suite à un plan de vigilance incomplet et insuffisant, le Tribunal avait également enjoint La Poste d’établir des procédures d’évaluation des sous-traitants en fonction des risques précis identifiés par la cartographie des risques. La Poste a annoncé ainsi faire appel de sa décision soulignant « l’absence de décret précisant les modalités d’application » de la loi de 2017. Cela illustre que la conformité à ce type d’exigences assez inédites parait difficilement lisible pour les entreprises, autre difficile pour son application. Cependant, au fil du temps, la lisibilité de ces exigences ne pourra que s'améliorer.

(1) : Loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre n° 2017-399 du 27 mars 2017 ;
(2) : Communication de la Commission européenne du 2 juillet 2002 concernant la responsabilité sociale des entreprises: une contribution des entreprises au développement durable ;
(3) : Directive (UE) 2022/2464 du Parlement européen et du Conseil du 14 décembre 2022 modifiant le règlement (UE) no 537/2014 et les directives 2004/109/CE, 2006/43/CE et 2013/34/UE en ce qui concerne la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises.