Droit-climatique : émergence d’un contrôle juridique de la trajectoire climatique
Par Setongnon Vivien Gbewezoun
Doctorant contractuel et chargé d'enseignement
Université de Franche Comté
Posté le: 19/02/2024 20:01
Le climat planétaire connait un réchauffement climatique qui induit des changements climatiques à grande échelle. Ces modifications contribuent à l’augmentation de la fréquence des catastrophes naturelles et des épisodes climatiques extrêmes. La prise en considération de cette contingence transparait dans l’avènement d’un nouveau droit climatique axé sur l’atteinte des objectifs climatiques. Les acteurs du droit climatique le mobilisent principalement pour garantir le respect des trajectoires climatique. Le cadre du contrôle de la trajectoire est différent selon que l’acteur est un État (I) ou une société (II).
I- Le contrôle de la trajectoire climatique des États
En décidant d’atteindre un objectif climatique, les États créent des obligations à leurs égards, dont la principale est de se conformer à la trajectoire climatique. Ces objectifs sont déclinés dans des législations nationales et conventions internationales (A). Les mesures prises dans un tel cadre juridique mixte peuvent porter atteinte aux libertés (B).
A- L’obligation principale de la conformité à la trajectoire climatique
En droit français, l’obligation de se conformer à la trajectoire climatique est consacrée par l’affaire Commune de Grande-Synthe. En effet, le Conseil d’État exerce un contrôle continu de la conformité de la trajectoire climatique de l’État français. Le tribunal juge de la pertinence des mesures prises par le gouvernement pour l’atteinte de l’objectif de réduction de -40 % par rapport au niveau de 1990. Ce faisant, il accorde au gouvernement un délai fixé au 30 juin 2024, afin d’apporter les preuves d’un redressement de la trajectoire. Ainsi, des mesures supplémentaires doivent être prises.
La résolution n°A/RES/77/276 de l’Assemblée Générale des Nations Unies du 29 mars 2023 portant saisine de la Cour internationale de Justice vise également la reconnaissance de cette obligation climatique en droit international. Cette requête d’avis consultatif au sujet des obligations des États à l’égard des changements climatiques porte sur la reconnaissance des obligations du système climatique contre les émissions anthropiques de gaz à effet de serre. Elle vise également les conséquences juridiques de ces obligations pour les États tenus par cette obligation qui ont causé des dommages significatifs au système climatique et d’autres composantes de l’environnement.
Conformément aux obligations incombant à l’Etat, le cadre législatif et règlementaire se renforce dans une démarche d’objectivisation des libertés. (B)
B- L’objectivisation des libertés à l’aune du respect de l’obligation principale de la conformité
Lutter contre le réchauffement climatique, c’est prendre des mesures pouvant porter atteinte aux libertés. Les restrictions dérivées de la sobriété et la transition énergétique transparaissent sous la forme de législations liberticides. Cette réduction des libertés se construit dans une gradation ascendante. En effet, la Loi Climat et Résilience acte le principe d’une interdiction à terme de la vente de certains véhicules. Cela succède à une simple interdiction de publicité faisant promotion des énergies fossiles et voiture thermique par la Loi orientation des mobilités. De même, la collecte des données sur certains types de compteurs donne lieu à une surveillance généralisée de la consommation énergétique.
La réduction des libertés marque la fin d’une période « d’abondance ». C’est l’avènement d’une conception objectiviste des droits dont la jouissance est conditionnelle. Ce nouveau postulat n’envisage plus les droits dans « la liberté d’agir du citoyen », mais plutôt dans une dualité constante de « droits-devoirs ».
Outre les États souverains, les sociétés sont des acteurs importants en matière de conformité à la trajectoire climatique. Elles sont soumises à un contrôle particulier. (II)
II- Le contrôle de la trajectoire climatique des Sociétés
Les Sociétés sont des acteurs économiques de premier plan pour l’atteinte des objectifs planétaires de réduction des gaz à effets de serre. La stratégie climatique est un document interne à la société qui présente sa trajectoire climatique. Le contrôle de cette stratégie par les actionnaires doit se faire de bonne foi (A). Le manquement constaté dans le cadre de la mise en œuvre ou la conception de la stratégie climatique pourrait constituer un fondement pour engager la responsabilité des Administrateurs. (B)
A- Le contrôle de la trajectoire climatique par les actionnaires
Dans son jugement du 12 mai 2023, la High Court of England and Wales Insolvency and Companies List réaffirme le principe de bonne foi et de non-ingérence dans la gestion des sociétés. La compagnie Shell et ses onze administrateurs indépendants étaient assignés en justice par l’actionnaire ClientEarth pour violation du « duty of care » du fait de l’insuffisance alléguée de la stratégie climatique. Selon la juridiction, la demande de ClientEarth, portant sur l’injonction de modifier la stratégie climatique est irrecevable, car il n’y a aucune infraction à la loi. L’action intentée pour « breach of duty » ne visait donc pas l’intérêt de la société Shell, mais plutôt l’implémentation d’un agenda politique de l’organisation non gouvernementale ClientEarth.
En dehors du contrôle par une action judiciaire, les actionnaires ont à leur disposition, les résolutions climatiques. Elles résultent des demandes d’investisseurs professionnels et des actionnaires. Inscrites à l’ordre du jour des assemblées d’actionnaires, ces résolutions ont pour objectif d’intensifier et accélérer la transition écologique des entreprises. Elles s’inscrivent dans les cadres normatifs des émetteurs et investisseurs en matière de finance durable.
Ces résolutions climatiques permettent aux entreprises de prouver leurs orientations climatiques en application des dispositions du règlement SFDR sur la publication d’informations en matière de durabilité dans le secteur des services financiers, et la directive européenne Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD). Cette directive instaure un reporting de durabilité qui constitue un excellent outil de contrôle de l’action des dirigeants d’entreprises en matière de trajectoire climatique.
B- Le contrôle de la mise en œuvre de la stratégie climatique
La directive de la CSRD impose des obligations de communication des informations de durabilité aux sociétés cotées en bourses, les PME cotées et les grandes entreprises non cotées. Elle vise également les entreprises non européennes ayant un lien matériel de rattachement avec l’Union européenne.
Les informations de durabilité à fournir intègrent les questions environnementales, sociales et de gouvernance. Elles seront abordées sous le prisme de la « double matérialité », analyse croisée de l’impact de l’environnement sur entreprise et inversement. Les normes européennes d’informations en matière de durabilité (ESRS) seront adoptées par le Groupe Consultatif pour l’information financière en Europe (EFRAG). Ce rapport sera certifié par les « auditeurs de durabilité » disposant d’une mission d’assurance limitée pour émettre un avis « sur la conformité de l’information en matière de durabilité avec les exigences de la directive ».
En cas de non-conformité, la responsabilité des administrateurs pourra être engagée. Sur la base d’un tel rapport, les organisations non gouvernementales telles que ClientEarth pourront étayer davantage leurs arguments dans le cadre des procédures de recours dérivé du type « breach of duty ». Cette décision de la High Court of England and Wales Insolvency and Companies List marque donc une première étable dans l’avènement d’une responsabilité civile des administrateurs en matière climatique. La probabilité d’engagement de la responsabilité des administrateurs sur ce fondement est grande au regard des risques de marché (consommateurs et investisseurs) qu’ils font courir aux sociétés.
Références bibliographiques
• DUHAMEL Jean-Christophe, POISSONNIER Ghislain, «Vers un avis de la CIJ sur les obligations des Etats en matière climatique» , Recueil Dalloz, n°23, 22 juin 2023, n°23, p.1216
• LENOIRE Noëlle, « Manquement au Duty of care en lien avec la stratégie climatique d'une société », Recueil Dalloz, n°29, 7 septembre 2023, n°29, pp.1469-1470
• PARANCE Béatrice, ROCHELD Judith, « Grande-Synthe 3", l'émergence d'un contrôle judiciaire continu de la conformité de la trajectoire climatique », La Semaine Juridique - Edition Générale, n°20, 22 mai 2023, pp.953-956
• DUPRE DE BOULOIS Xavier, « Les droits et libertés fondamentaux au défi de la lutte contre le réchauffement climatique », La semaine Juridique Edition Générale, n°25, 26 juin 2023, pp.1196-1198
• FRANCOIS Bénédicte, « Directive CSRD : les normes ESRS se précisent- Chronique de droit des marchés financiers », Revue des sociétés, Octobre 2023, pp. 634-638
• TCHOTOURIAN Ivan, ZOLOMIAN Matthieu, GEELHAND DE MERXEM Loïc, « Responsabilité climatique des administrateurs : le barrage tient pour l'instant... », Revue des Sociétés, Novembre 2023, pp.668-672