Panorama 2023 de l’office juridictionnel du tribunal judiciaire de Paris en matière de devoir de vigilance
Par Setongnon Vivien Gbewezoun
Doctorant contractuel et chargé d'enseignement
Université de Franche Comté
Posté le: 26/01/2024 12:33
L'article 56 de la Loi n°2021-1729 du 22 décembre 2021 pour la confiance dans l'institution judiciaire créant l'article L222-21, consacre la compétence du tribunal judiciaire de Paris, sur les actions relatives au devoir de vigilance fondées sur les articles L. 225-102-4 et L. 225-102-5 du code de commerce. Dans le cadre de l’exercice de sa compétence, le tribunal a rendu des décisions pertinentes : jugement n°RG 22/53942 du 28 février ; jugement n°RG 22/07100 du 1er juin 2023 et le jugement n°RG 21/15827 du 5 décembre 2023.
L'étude de ces décisions est pertinente en raison de leur intérêt, à la fois en matière de conditions préalables à la saisine de la juridiction (I) et du contrôle de la mise en œuvre du devoir de vigilance. (II)
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I- La mise en demeure préalable : condition sine qua non de saisine du tribunal
La saisine du tribunal judiciaire de paris en matière de devoir de vigilance doit se faire après une mise en demeure, non seulement effective (A), mais également efficace. (B)
A - L’exigence d’une mise en demeure effective
L’analyse de l’effectivité de la mise en demeure s’effectue au regard de son existence. Dans le jugement n°RG 22/53942, le tribunal considère la mise en demeure comme une condition préalable à la saisine du juge pour obtenir la délivrance d'une injonction par ce dernier. Il estime que la mise en demeure est un outil qui vise la mise en conformité de l'entreprise par le dialogue avec ses parties prenantes. C'est donc une « phase obligatoire de dialogue et d'échange amiable » qui permet de pallier le manque de méthodologie ou de référentiel précis concernant l'établissement et les droits à préserver dans le plan de vigilance.
Afin de garantir de bonnes conditions de négociations, la mise en demeure doit être « suffisamment ferme et précise ». Par conséquent, une fois que la société est mise en demeure, elle dispose d'un délai de trois mois pour se mettre en conformité. Toute demande d'injonction effectuée pendant ce délai est irrecevable par la juridiction des référés.
Il ne suffit pas que la mise en demeure soit effective, elle doit remplir les conditions de son efficacité.
B - L’exigence d’une mise en demeure efficace
Une mise en demeure efficace est celle qui vise le « bon » plan de vigilance. Tel est ce qui ressort de la décision n°RG 22/07100 du 1er juin 2023. Les associations demanderesses, en produisant une mise en demeure sur un plan élaboré pour l’année 2019 font une assignation sur un plan de vigilance de 2021 de la Société SUEZ SA, société mère du groupe SUEZ. Cette mise en demeure faisait suite à un incident d'exploitation de la filiale chilienne de Suez (Société ESSAL) qui avait contaminé le réseau d'eau potable. Bien que l'article L225-102-4 du code de commerce n'exige pas expressément que la mise en demeure et l'assignation doivent viser le même plan de vigilance, le juge déduit cela du caractère évolution du contenu des plans au regard des éléments tels que : « l’activité de la société qui l'élabore, des réalités du terrain et des discussions qu'elle peut avoir avec les personnes concernées ».
Cette conditionnalité d'identité d'objet entre la mise en demeure et l'assignation est encore une justification de la fonction conciliante de la mise en demeure. Elle est une concertation préalable entre l'entreprise et les parties prenantes afin d'améliorer le plan de vigilance. Par conséquent, même si les critiques formulées au sujet du plan de 2019 sont valables pour le plan de 2021, les associations devaient les formuler dans une nouvelle mise en demeure concernant le plan de 2021.
II - Le contrôle de l’effectivité des mesures de vigilance : examen de la cartographie des risques
Dans la décision n°RG 21/15827, le tribunal accueille favorablement la demande d'injonction de SUD PTT tendant à compléter le plan de vigilance en raison du manque de précision de la cartographie des risques (A) et de son incohérence avec le plan de vigilance. (B)
A- L'exigence de précision de la cartographie des risques
Conformément à l'article L 225-102-4, deuxième alinéa du code de commerce, La Poste a établi une cartographie des risques des activités, la première étape de l'élaboration du plan de vigilance. Au titre de l'exercice 2021, La Poste a réalisé la cartographie des risques de ses activités en propre et celles des fournisseurs, prestataires et sous-traitants incluant leurs salariés respectifs.
Selon le tribunal, la description des risques effectuée a un « très haut niveau de généralité ». Pour le cas des discriminations, par exemple, la cartographie ne précise pas les risques en fonction des divers types de discrimination.
En ce qui concerne la précision, les facteurs de risques précis à l'activité de la poste avec leur impact sur les buts monumentaux ne sont pas indiqués. Il n'y a qu'un simple renvoi au classement réalisé par l'AFNOR évaluant de manière générale l'impact potentiellement négatif de 118 secteurs d'activité. Seulement 16 secteurs ont été considérés : 11 par la direction des achats du groupe et 5 par les branches et filiales, sans une mention précise des facteurs de risque.
Outre le manque de précision, le juge du fonds considère que la cartographie n’est pas en cohérence avec le plan de vigilance.
B - L’exigence de cohérence de la cartographie des risques avec le plan de vigilance
La cartographie des risques classe les risques identifiés en les hiérarchisant suivant un critère de « criticité » après prise en considération des actions existantes. L'analyse des risques et de leur hiérarchisation se fait au niveau des droits humains et libertés fondamentales, de la santé et de la sécurité et de l'environnement.
Le niveau de gravité déterminé après application des mesures déjà mises en œuvre permet de : « relativiser sensiblement les implications concrètes de l'activité ». La conséquence directe se traduit par l'identification d'un « niveau de faible intensité », ce qui ne favorise pas l'émergence des domaines de vigilance prioritaires que le plan de la poste doit prendre en considération. En effet, les mesures de vigilances mentionnées sont celles qui ont déjà été prises en compte lors de l'état des lieux d'appréciation des « risques nets ». Les facteurs liés à l'activité ou l'organisation pouvant faire naître des risques ne transparaissent pas clairement.
La Poste doit donc revoir sa cartographie des risques et son plan de vigilance afin de montrer les facteurs de risques et les mesures concrètes à mettre en œuvre. Ainsi, elle pourra apporter la preuve du respect du devoir de vigilance.
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* Les jugements examinés dans le cadre de cette contribution ne sont pas revêtus de l'autorité de la chose jugée. Elle sera mise à jour conformément aux décisions qui seront prises en appel, le cas échéant, par la chambre 5-12 de la Cour d’Appel de Paris dédiée aux contentieux émergents, en charge des litiges sur le devoir de vigilance et la responsabilité écologique. [1]
Bibliographie
[1]https://www.cours-appel.justice.fr/paris/creation-dune-chambre-des-contentieux-emergents-devoir-de-vigilance-et-responsabilite
•https://www.dalloz.fr/documentation/Document?id=TJ_PARIS_2023-02-28_2253942
•https://www.dalloz-actualite.fr/sites/dalloz-actualite.fr/files/resources/2023/06/23_06_01_ordonnance_jme_fidh.pdf
•https://web.lexisnexis.fr/LexisActu/laposte.pdf
•DELPECH, Xavier « Association - Devoir de vigilance-Irrecevabilité du recours d'associations de protection de l’environnement », Juris Associations, n°677, 2023 P13.