Depuis son introduction dans le Code civil par la loi pour la reconquête de la biodiversité du 8 août 2016, le préjudice écologique n’a été retenu par le juge judiciaire qu’à deux reprises (par les tribunaux correctionnels de Marseille, le 6 mars 2020, et de Chambéry, le 16 septembre de la même année), alors même que la dégradation de l’état naturel, en France ou dans le monde, est l’objet de toutes les attentions. Une cour d’appel rejetait récemment une demande de réparation sur ce fondement, au motif que le demandeur ne démontrait pas l’existence du préjudice écologique, alors qu’elle avait par ailleurs jugé (l’arrêt fait d’ailleurs l’objet d’une cassation partielle sur ce point) que le déversement illégal d’hydrocarbure en mer, en cause dans cette affaire, constituait des actes de dégradation « d'autant plus graves qu'[ils] touchent des espaces sensibles et sont susceptibles d'avoir sur la faune et la flore des conséquences importantes ».

Deux actualités majeures de l’été peuvent illustrer les possibilités d’applications futures du préjudice écologique, et illustrer notamment les problématiques auxquelles les acteurs intéressés (parties prenantes, responsables) pourront se trouver confrontés pour sa mise en œuvre. La première affaire concerne les feux de Gironde et la seconde l’assèchement et la modification organique de la Loire, au sujet duquel un journal a déjà évoqué l’existence d’un devoir de réparation au titre du préjudice écologique (« Au fil de la Loire, un fleuve en voie de “tropicalisation” », reportage paru dans Le Monde le 16 août 2022).

Comme pour tout préjudice, la demande en réparation du préjudice écologique suppose de démontrer l’existence d’un dommage, d’un fait générateur ainsi que d’un lien de causalité entre ces deux éléments. Il s’agira d’aborder successivement chacune de ces trois conditions au sujet des deux actualités ici considérées.

I – Le dommage

Conformément à l’article 1247 du Code civil, le préjudice écologique s’entend comme « une atteinte non négligeable aux éléments ou aux fonctions des écosystèmes ou aux bénéfices collectifs tirés par l'homme de l'environnement ».
Cet article pose ainsi des conditions tenant à la nature de l’atteinte et à son ampleur, étant précisé que le législateur français ne dresse pas de liste d’éléments de l’état naturel susceptibles d’être sanctionnés sur le terrain du préjudice écologique – comme c’est le cas de certaines législations (droit russe ou polonais par exemple) – mais se contente de viser « une atteinte (…) ». Si la question de l’applicabilité du régime du préjudice écologique à certaines catégories de dommages peut se poser – en considération de leurs particularités (ainsi de la pollution atmosphérique ou du changement climatique, d’essence globale et diffuse) ou de l’existence de régimes spéciaux de responsabilité –, nul doute que les atteintes en cause dans ces deux affaires (forêts, fleuve, objets de la faune et de la flore détériorés ou détruits) rentrent dans le champ matériel de ce régime.

L’ampleur des dégâts dans les deux affaires ici traitées évince par ailleurs toute question concernant le caractère « non négligeable » du dommage.

La loi de 2016 s’est contentée d’organiser un régime spécial d’indemnisation au sujet du préjudice écologique. Il importe donc de se référer au droit commun pour l’application aux espèces considérées des deux autres conditions, tenant pour l’une à l’origine du dommage et pour l’autre, au lien de causalité entre celui-ci et le préjudice.

II – Le fait générateur

C’est déjà au stade du fait générateur que des difficultés au succès de la demande en réparation du préjudice peuvent se rencontrer. Tel ne sera probablement pas le cas des feux en Gironde, dont l’origine a pu être trouvée dans des actes criminels (de pyromanies), donc dans une faute, la faute civile découlant de la faute pénale. Les dommages causés à la forêt et aux espèces végétales et animales qu’elle abrite ont à cet égard vocation à être traités devant la juridiction répressive, par le biais d’une action civile accessoire à l'action publique intentée sur le fondement de l’article 3 du Code de procédure pénale.

La difficulté est tout autre si on se place cette fois sur le terrain de la sécheresse et tropicalisation de la Loire, qui constituent des dommages climatiques, en ce sens qu’ils sont imputables à la détérioration du climat. On serait donc en présence d’une chaîne de causalités, avec un maillon de la chaîne (l’atteinte au climat) dont la doctrine a déjà souligné la difficulté de rattacher l’origine à un acte précisément identifié, en raison de l’essence globale et diffuse de cette catégorie de dommages. Le cas échéant, l’acte en cause devra pouvoir constituer un fait générateur de responsabilité (pour ce qui est de l’espèce, on pourrait envisager la faute – ce qui comprend la faute d’imprudence et de négligence – voire le fait de la chose (les GES à l’origine de réchauffement climatique pourraient être perçus comme une chose à l’origine d’un dommage dont une personne détient la garde, en l’occurrence l’entreprise émettrice)).

C’est enfin et surtout la condition tenant au lien de causalité qui devrait être source de difficultés.

III – Le lien de causalité

En ce qui concerne les incendies girondins, le lien de causalité peut être caractérisé à l’évidence (l’acte de pyromanie est à l’origine des atteintes à la forêt et à ses écosystèmes). Il en va tout autrement au sujet des changements affectant la Loire.
L’assèchement des fleuves et des rivières (ainsi que leur modification biologique) doit, pour être source de responsabilité, pouvoir être imputé à un fait générateur clairement identifié. Or si certains comportements sont bien à l’origine de la détérioration du climat, leur effet direct sur la dégradation ici envisagée paraît difficile voire impossible à démontrer.

Concrètement, c’est le caractère éminemment diffus de la causalité qui pose ici difficulté. Certaines solutions ont déjà été proposées par les juristes au sujet précis du problème climatique. Celles-ci consistent à s’inspirer de la jurisprudence rendue en matière de responsabilité du fait des produits de santé, où l’établissement du lien de causalité, dans une conception stricte est, pour des raisons similaires, difficile à établir pour les victimes. Dans ce contexte, les juges ont pu se fonder sur des présomptions du fait de l’homme, qui permettent de déterminer un fait connu à partir d’un fait inconnu, sur la base d’une série d’indices graves, précis et concordants.

Encore faudrait-il que telle détérioration subie par la Loire puisse, selon la même logique, être imputée à tel dérèglement climatique, dont telles activités polluantes seraient à l’origine.