Le Tribunal Administratif déclare l'État français responsable de carence dans le contrôle du pesticide chlordécone
Par Diana Brain
Posté le: 22/08/2022 12:48
En 2006, une action pénale avait été effectuée par plusieurs victimes pour mise en danger d’autrui et empoisonnement. En mars 2022, les juges d’instruction du pôle santé publique du tribunal judiciaire de Paris avaient déclaré aux parties de clôturer le dossier par un non-lieu. Sur le plan pénal, d’autres actions ont été initiées. Notamment deux plaintes dont une déposée par l’AMSES et une autre par l’AGAC auprès de la Cour de justice de la République à l’encontre d’anciens Ministres de la Santé et de l’Agriculture ayant été déclarées irrecevables. Ce sont suivis une radicalisation des rapports entre la population et la communauté des planteurs de bananes.
A ce jour, l’utilisation de ce pesticide a engendré des conséquences environnementales et écologiques majeures puisqu’il modifie pour des siècles les terres antillaises. Cette pollution des sols a des conséquences sur la population qui y vit. C’est pourquoi l’affaire du Chlordécone est un scandale sanitaire et un problème majeur sensible en Martinique et en Guadeloupe.
En outre des actions pénales, des requêtes avaient été déposées en 2020 devant le tribunal administratif de Paris par 1241 requérants dont des associations telle que Vivre Guadeloupe. La principale demande était d’annuler la décision implicite de rejet d’indemnisation du Premier Ministre et du Ministre de l’Agriculture. Dans un même temps, il s’agissait de faire reconnaître le préjudice né des autorisations provisoires accordées par les administrations françaises des produits KEPONE et CURLONE de 1991 à 1993. Ainsi que de faire reconnaître la carence de l’Etat dans le cadre de ses pouvoirs de police et de son obligation d’information relative au Chlordécone, constituant un préjudice moral d’anxiété pour toutes personnes ayant vécu au moins douze mois depuis 1972 en Guadeloupe ou en Martinique.
Par acte du 29 février 1972, le Ministre de l’Agriculture avait mis en étude le produit KEPONE et délivré l’autorisation provisoire de vente par le même temps. Une autorisation qui fut renouvelée en 1974 et 1976. Puis, il a été commercialisé sous le nom nouveau MUSALONE après un refus au motif d’arrêt de production, une nouvelle autorisation provisoire de vente a été accordée en 1981 pour la société souhaitant reprendre la commercialisation de l’homologue du produit KEPONE. Enfin, une nouvelle autorisation avait été donnée pour le même produit sous le nouveau nom CURLONE en 1988 à la demande d’une autre société « Dupont de Nemours ».
Malgré que l’homologue CURLONE fut retiré par la Commission d’étude de la toxicité des produits antiparasitaires à usage agricole. Et que le Chlordécone ait été retiré de la liste des substances vénéneuses pouvant permettre la délivrance d’autorisations et d’emplois sous conditions par arrêté du 3 juillet 1990. Le produit CURLONE a continué d’être commercialisé jusqu’en 1993 sur autorisation du ministère de l’Agriculture.
En l'espèce de cette affaire, il avait été constaté que le produit KEPONE avait bénéficié d’autorisations provisoires successives sous trois appellations différentes pour douze années. Cependant, le délai légal fixé par les dispositions de la loi de 1972 relatif à l’organisation du contrôle des produits antiparasitaires à usage agricole est de six ans. En effet, d’une part, son article 6 limite le délai à six ans mais impose également un examen vérifiant l’efficacité du produit et de son innocuité à l’égard de la santé publique dans son article 3.
En outre, l’article 8 de l’arrêté du 1 décembre 1987 relatif à l’homologation des produits visés à l’article 1 de la loi du 2 décembre 1943 sur l’organisation du contrôle des produits parasitaires à usage agricole prévoir qu’une « spécialité est l’objet d’un retrait d’homologation, la vente, la mise en vente ainsi que sa distribution ainsi que toute distribution à titre gratuit par le demandeur responsable de la mise sur le marché français doivent cesser un an après la notification de retrait. Toutefois un délai supplémentaire d’un an est toléré dans les mêmes conditions que ci-dessous ».
Pour relever la carence de l’Etat, le juge administratif a pris en compte quatre éléments. D’abord, il tient en considération la toxicité démontrée du Chlordécone à long terme sur les rats décrits par la commission d’études de l’emploi des toxiques en 1968. Puis, il a retenu le scandale environnemental et sanitaire de HOPEWELL de 1975 aux Etats-Unis ayant prouvé du caractère toxique de la molécule entraînant l’interdiction du KEPONE dès 1978. Le troisième élément se constitue de deux études de l’Institut national de la recherche agronomique de 1975 et 1980 et d’études réalisées en Guadeloupe posant la question de la pollution de l’environnement. Enfin, le dernier élément résulte de l’autorisation du Ministre de l’Agriculture aux planteurs bananiers d’utiliser l’homologue CURLONE jusque fin septembre 1993 alors que le retrait était intervenu le 1 février 1990. En conséquence, plus longtemps que le délai légal fixé à deux ans.
La décision du Tribunal administratif de Paris du 24 juin 2022 s’inscrit dans la jurisprudence Médiator du Conseil d’Etat du 9 novembre 2016, n°393108 du journal Lebon venant sanctionner l’Etat lorsque des carences en matière de police sanitaire et de santé publique sont constatées. Sur ce point cette jurisprudence est appliquée au sens que l’utilisation du pesticide dont l’Etat autorise l’utilisation alors que sa dangerosité était connue et avait entraîné son interdiction. Le juge administratif reconnaît la responsabilité de l’Etat dans le contrôle qu’il devait exercer sur le produit litigieux qui n’aurait pas dû être commercialisé. Mais il est à noter que dans sa décision, le juge administratif déclare l'État responsable tout en rejetant la demande d’indemnisation sur le préjudice d’anxiété en résultant. En effet, malgré les constats divers, les demandeurs ont été déboutés car « à l’exception de leur présence en Martinique et en Guadeloupe pendant au moins douze mois depuis 1973, ils ne présentaient d’aucun élément personnel et circonstancié permettant de justifier le préjudice d’anxiété ». De même, un préjudice d’angoisse présumé de la preuve d’un préjudice direct et certain sur la personne concernée. C’est pourquoi le juge administratif les a déboutés et les a renvoyés à la démonstration individualisée de leur préjudice d’anxiété.
En parallèle de cette décision, l’Agence Nationale de la Recherche a annoncé le 10 mars dernier le cofinancement et le lancement du premier appel à projets conjoint « Chlordécone ». Cette initiative s’inscrit dans le prolongement du volet recherche du IVème plan stratégique de lutte contre la pollution par la Chlordécone 2021-2027 afin de réduire l’exposition des populations en Guadeloupe et en Martinique et d’établir des mesures d’accompagnements adaptées.