
Ressources piscicoles et pêche, ou comment concilier économie et écologie ?
Par Nelly SUNDERLAND
Elève avocat
Ministère de l'Environnement, du Développement Durable, du Logement et des Transports
Posté le: 01/03/2011 19:21
Animal de mystères et de légendes, l’anguille compte parmi les plus grands migrateurs. Dans l’Antiquité grecque, l’anguille était perçue comme le fruit d’un amour entre une murène et une vipère. Malgré ces apparences, l’anguille est en réalité un poisson. Sa naissance mystérieuse en eaux salées et profondes, et sa particulière capacité à parcourir plus de 6.000 kilomètres au cours de son cycle de vie, font de cette espèce un poisson très recherché. En effet, l’anguille est un poisson migrateur qui passe une partie de sa vie dans les eaux douces des rivières, mais qui doit impérativement rejoindre la mer afin de frayer. L’étude de ce poisson est emprise d’un grand mystère puisque encore aujourd’hui aucun scientifique n’est parvenu à observer des adultes sexuellement matures en pleine mer, ni même des œufs fécondés. Néanmoins, des études ont permis de mettre en lumière certaines phases de la vie de l’anguille. A la suite de leur fécondation, les larves deviennent transparentes. Pendant leur métamorphose, commence le processus de migration des civelles vers les côtes et les estuaires. Après leur arrivée entre les mois d’octobre et de mars, la deuxième phase de migration peut être perturbée par plusieurs facteurs, notamment si les crues repoussent les civelles vers le large. Les civelles progressent ensuite vers la surface. Certaines d’entres elles rejoindront le fonds à marée descendante, lorsque d’autres resteront sur les côtes et deviendront des anguilles. Mais la plupart d’entre elles remontent fleuves et rivières. C’est à ce stade que la civelle doit remonter les rivières à contre courant et se préparer à son passage en eau douce.
L’anguille européenne est un poisson assez discret qui fuie la lumière et se déplace essentiellement la nuit. Elle a la particularité de pouvoir s’adapter à un milieu hostile tel que les changements de température et de salinité de l’eau. Elle envahit alors tous les milieux aquatiques continentaux, les lagunes, les marais littoraux ou encore les estuaires. La concentration d’anguilles peut varier selon les régions. Leur nombre peut être affecté en fonction du nombre d’ouvrages comme les barrages, surtout s’ils ne sont pas équipés de franchissement adaptés. Eu égard à son caractère carnacier, l’anguille était perçue comme une espèce nuisible puisqu’elle entre en compétition avec d’autres salmonidés tels que les saumons ou les truites de mer. Chasseur vorace, elle est cependant la proie de nombreuses autres espèces, particulièrement pendant les premiers stades de son évolution.
Les anguilles sont également très convoitées par les pêcheurs. Elles sont pêchées au niveau des estuaires par des flottilles civelières. C’est ainsi que l’anguille européenne, objet des plus grandes convoitises, représente une valeur économique et alimentaire pour l’homme. La diversification des techniques de capture, son élevage problématique, ainsi que sa survie menacée dans nos rivières, font de cette espèce un poisson en voie de disparition. En effet, le stock d’anguilles européennes s’est effondré ces dernières décennies. De nombreux cours d’eaux européens sont actuellement libres de toutes anguilles, alors qu’autrefois, on en comptait un grand nombre. L’inscription de l’anguille européenne à l’Annexe II de la Cites devrait permettre d’assurer sa protection. Cependant, les moyens utilisés tels que le processus de repeuplement ou encore les décisions communautaires et nationales d’abaisser le taux de capture de ces espèces, entraîne des conséquences manifestes sur l’avenir des pêcheurs de civelles. On se demande d’ailleurs si notre société ne se trouve pas aujourd’hui confrontée à un choix entre la mort de l’anguille et celle des pêcheurs ? D’aucun ne pourrait nier que les pêcheurs sont passés, en deux générations, « de la pauvreté chronique à l’opulence ». Ils seraient « à la fois victimes et coupables » de la mort de certains estuaires, tel que celui de la Gironde, qui se meurent du fait d’une surexploitation de la capture de ces espèces et d’une réglementation perçue comme insuffisante. Le quota nul de la pêche de la civelle en vue de son exportation hors Europe pour 2010-2011, ainsi que la baisse de sa capture dans l’espace européen, sont-ils le signe de la mort des pêcheurs de civelles dans un souci de protection de cette espèce amphihaline ? La question qui se pose présentement est donc de savoir comment aboutir à un équilibre entre la préservation des ressources naturelles piscicoles et les intérêts économiques des pêcheurs ? Autrement dit, comment concilier l’intérêt économique, voire financièrement vital de la pêche de la civelle pour les professionnels de la pêche et la gestion durable de l’anguille européenne pour assurer à nos enfants son existence dans 30 ans ?
On s’attachera à comprendre le contexte général de la pêche en France et son influence communautaire, pour nous permettre de nous interroger sur les récentes polémiques qui ont défrayé la chronique. On pense en particulier aux manifestations qui ont eu lieu dans le port de Nantes, à la suite des décisions de la Commission européenne d’interdire toute capture de la civelle en vue de son exportation hors Europe, ainsi que des décisions françaises d’arrêt temporaire volontaire de leur capture par les pêcheurs français.
La pêche peut être comptée au titre d’une des activités les plus anciennes qui existe. Elle fait depuis toujours l’objet d’une ressource alimentaire et commerciale importante pour l’homme. L’industrialisation, la mondialisation ainsi que l’augmentation de la démographie sont autant de facteurs qui ont conduit à une surexploitation des ressources piscicoles et, a fortiori, à leur épuisement progressif. L’absence d’un encadrement juridique rigoureux a contribué à l’épuisement de ces ressources. Les progrès techniques concernant notamment les engins de pêche ont accentué ces difficultés en permettant d’appréhender une technique de capture toujours plus performante. C’est dans ce contexte que le droit de la pêche a été confronté à un constat malheureux. Les pêcheurs, face à cette pénurie des ressources, voient leur avenir professionnel menacé. La Commission européenne ne cesse de réduire le taux de quotas de pêche de certaines espèces. Par exemple pour l’année 2011, les quotas de pêche de la civelle destinée à l’exportation hors Europe sont nuls.
La pêche peut être définie comme « l’activité consistant à capturer des animaux aquatiques dans leur milieu naturel ». En 2005, l’Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture (FAO) chiffrait le nombre de pêcheurs à plus de 38 millions. Et la propension des aquaculteurs qui fournit des emplois aux personnes est de 200 millions au niveau international. Récemment, le Programme des Nations Unies pour l’environnement s’est arrêté sur la situation des pêcheurs, en particulier des pêcheurs issus des pays en voie de développement. Il précise que l’exercice de la surpêche depuis une quarantaine d’années touche certes l’ensemble de la scène internationale mais ses effets négatifs sont accentués dans les pays en voie de développement du fait de l’importance de la pêche continentale pour l’alimentation et l’avenir des habitants de ces pays. Ce programme rappelle que nos rivières et nos lacs nous offre globalement 13 millions de tonnes de poissons chaque année ; et génère plus de 60 millions d’emplois dans le secteur de la pêche. En France, la loi du 30 décembre 2006 relative à l’eau et aux milieux aquatiques réforme notamment l’organisation de la pêche. Elle tente de garantir la cohabitation entre trois protagonistes que sont les pêcheurs amateurs à la ligne qui pratiquent essentiellement leur activité sur le réseau hydrographique, les pêcheurs amateurs aux engins et aux filets dont leur capture est destinée à leur consommation personnelle, et les pêcheurs professionnels. Tout pêcheur doit adhérer à une association. Et les associations doivent être membres d’une fédération départementale. Cette adhésion obligatoire a pour finalité de surveiller et d’organiser la pratique de la pêche. Ces missions d’intérêt général permettent de veiller à la préservation des milieux aquatiques et à la gestion des peuplements piscicoles. Cette réforme octroie également aux pêcheurs une plus grande autonomie ; et leur donne les moyens d’assumer les responsabilités de la gestion du patrimoine piscicole.
Les difficultés inhérentes à la surexploitation de la pêche ne concernent pas uniquement la pêche en mer. Les pêcheurs fluviaux sont confrontés aux mêmes problématiques. Pourtant, la pêche maritime et la pêche en eau douce ne s’exercent pas de la même façon et sont soumises à une réglementation différente. Le critère essentiel de distinction concerne l’état de salinité de l’eau. Le droit français parle de « limite de salure des eaux ». Autrement dit, la limite de salure des eaux est la délimitation entre les eaux marines et les eaux fluviales. Cette délimitation est décidée après analyse de la salinité des eaux. Elle est réglementée par le Décret du 9 janvier 1852. Celui-ci nous intéresse particulièrement tant il est problématique pour les poissons grands migrateurs amphihalins dont la caractéristique principale de l’espèce est de pouvoir franchir cette limite dans les deux sens selon leur période de cycle de vie. L’article 1er du Décret du 9 janvier 1852 modifié définit la pêche maritime comme « la capture des animaux et la récolte des végétaux marins, en mer et dans les parties des fleuves, rivières, étangs et canaux où les eaux sont salées. »
S’agissant tout particulièrement des poissons migrateurs, ils sont gérés par le Décret du 16 février 1994 relatif à la pêche des poissons appartenant aux espèces vivant alternativement dans les eaux douces et les eaux salées (Décret dit « amphihalins »), codifié dans le code de l’environnement aux articles R.436-44 à R.436-68.
Pourquoi s’intéresser à ces espèces migratrices amphihalines ? Ces espèces sont emblématiques et sont associées à la restauration des cours d’eau. Certaines d’entre elles, notamment l’anguille, sont particulièrement menacées depuis ces dernières décennies. Du statut d’espèce nuisible, l’anguille est rapidement passée au statut d’espèce en péril. Plusieurs facteurs auraient contribué à son déclin, dont l’activité humaine. La pêche professionnelle de la civelle (alevin de l’anguille) figurerait parmi les activités humaines incriminées. En 30 ans, les captures totales de capture de la civelle aurait diminué de près de 75% au niveau européen. Devant ces constatations désastreuses, le gouvernement français a été contraint de prendre des mesures d’arrêt de pêche de la civelle ces dernières semaines afin d’établir un processus de solutions. Le Ministère de l’écologie, du développement durable, des transports et du logement a émis, le 7 février dernier, un arrêté relatif à l’application aux pêcheurs en eau douce de l’arrêté du 31 janvier 2011 concernant la mise en œuvre de l’arrêt temporaire d’activité de la pêche de la civelle du 1er au 21 février 2011 applicable aux seuls pêcheurs maritimes. Pour pallier ce manque de rentrées monétaires, le gouvernement français contribue financièrement aux pertes financières essuyées par les pêcheurs professionnels par la mise en place d’aides financières. Ces aides viennent en complément du fonds européen pour la pêche (FEP) qui prévoit que les indemnités relatifs aux arrêts temporaires pris dans le cadre du règlement européen aux fins de reconstitution de l’espèce. A cela est conjugué la réduction de certains quotas ou sous-quotas de pêche pour l’année 2011. En effet, le ministère de l’agriculture, de l’alimentation, de la pêche, de la ruralité et de l’aménagement du territoire a, par avis du 3 février 2011, réduit de deux tonnes le quota de pêche de l’anguille de moins de 12 centimètres pour la campagne de pêche 2010-2011. Compte tenu du déroulement de la saison en cours, ainsi que de la situation du stock d’anguilles sur la scène européenne et internationale, le gouvernement français est contraint de réviser les possibilités de pêche de l’anguille. Les arrêts temporaires de pêche de la civelle en France ne sont pas un phénomène unique en Europe. En effet en 2009, le gouvernement néerlandais de l’agriculture et de l’environnement avait annoncé qu’il serait interdit de pêcher l’anguille pendant plusieurs mois. Cette décision est valable depuis l’année 2010. Cette décision faisait suite au rejet par la Commission européenne d’un plan de sauvegarde de l’anguille établi par les Pays Bas en collaboration avec des représentants des pêcheurs. En contre partie, le gouvernement néerlandais s’était engagé à débloquer plus de 700.000 euros pour dédommager les pêcheurs. Le gouvernement néerlandais avait expliqué sa décision par le constat suivant : « C'est un grand sacrifice pour les pêcheurs mais il est également dans l'intérêt de l'industrie de la pêche que la population d'anguilles puisse se reconstituer ».
La Commission européenne défend sa position en rappelant que la pêche doit être entendue comme constitutive d’une « propriété naturelle, renouvelable, mobile et commune faisant partie de notre patrimoine commun ». C’est pourquoi en 2007, la Commission a promulgué le18 septembre un règlement (CE) instituant des mesures de reconstitution du stock d’anguilles européennes. La France a suivi cette initiative en mettant en place un Plan de gestion de l’anguille approuvé par la Commission européenne le 15 février 2010. Ce plan traite à la fois de l’exploitation des ressources, mais aussi de la gestion et de la protection des espèces migratrices à travers notamment de mesures portant sur les habitats. Ce plan ne peut cependant être effectif que si un effort sur la qualité environnementale (eau, sédiment, habitat) est fait puisque c’est elle qui conditionne la productivité du stock. Cependant, aux vues des récentes données scientifiques publiées, et de la décision du Comité CITES de réduire à néant le quota de pêche de la civelle pour les exportations hors Europe pour la saison 2011-2012, l’avenir professionnel des pêcheurs de civelles est menacé. Les pêcheurs déplorent cette décision européenne qui enlève à certains pêcheurs plus de 90% de leur chiffre d’affaires. Depuis les années 1990, le marché japonais de civelles représentait le plus gros marché d’exportation avec une demande de civelles qui oscille entre 30 et 40 tonnes. L’extension de l’aquaculture européenne est insuffisante pour pallier ces demandes. Les pêcheurs professionnels sont conscients des réalités de la pénurie de l’anguille. Ils souhaitent d’ailleurs prendre part au plan de gestion de l’anguille. Cependant, ils considèrent que la pêche n’est pas la seule cause de la situation du stock d’anguilles. Outre la pêche, d’autres causes seraient évoquées, telles que les pollutions, ou encore les obstacles à la migration. Les solutions en présence ne suffisent pas et les pêcheurs professionnels s’inquiètent pour leur avenir professionnel. Le plan de gestion de l’anguille opte notamment pour la mise en place d’aides financières inhérentes aux sorties de flottes et contribuant à la reconversion des pêcheurs. Par exemple, les licences des navires sortis de flotte avec aide publique seront automatiquement déduits du contingent de licences. D’autres solutions sont prévues dans le plan de gestion. Il s’agit en particulier de la fixation d’un quota national de pêche permettant l’ouverture d’un marché européen de repeuplement ainsi que la nécessité de vendre les quantités autorisées au meilleur prix afin de maintenir la filière. Ainsi, les pratiques de pêche pourraient évoluer afin de produire en proportion davantage de civelles de qualité. Le gouvernement français est pris entre le tableau noir dressé par la Commission européenne concernant l’avenir de l’anguille celui des pêcheurs professionnels inquiets pour leur activité économique future.
Tout en considérant extrêmement peu probable un changement d'avis pour 2011 sur l'exportation de civelle hors UE au titre CITES, la Commission s'est déclarée favorable à ouvrir rapidement un débat sur les hypothèses 2012. Elle a précisé que la seule façon d'obtenir une évolution favorable est de fournir des éléments nouveaux sur la gestion et l'évolution des peuplements. La Commission s'est également déclarée prête à constituer, sous un mois , un groupe de travail visant à clarifier les conditions du repeuplement en Europe, de manière notamment à parvenir à une meilleure rémunération des producteurs. Tandis que les pêcheurs professionnels s’inquiètent pour l’avenir de leur profession, les pêcheurs amateurs considèrent que l’urgence serait à la mise en place d’un moratoire quinquennal sur la pêche de l’anguille, quel que soit le stade de l’anguille, tant pour les pêcheurs amateurs que pour les professionnels. Ce moratoire n’a pourtant pas été retenu par la France. Pour les pêcheurs de loisir, le processus de repeuplement inscrit dans le cadre du plan de gestion de l’anguille est plus lié à des impératifs économiques qu’écologiques. L’avenir de l’anguille semble encore plus que jamais sur la sellette…
La loi du 30 décembre 2006 vise également l’amélioration du cycle de vie des grands migrateurs, et plus largement des poissons en leur donnant un environnement plus adéquat à leur système de vie. C’est dans ce contexte que le législateur a codifié à l’article L.210-1 du code de l’environnement les objectifs qu’il tient des lois de 2004 et 2006. Il les expose en ces termes que « L’eau fait partie du patrimoine commun de la nation. Sa protection, sa mise en valeur et le développement de la ressource utilisable, dans le respect des équilibres naturels, sont d’intérêt général. ». Ces mesures ont été suivies par la création d’un « Fonds pour le déclassement » pour aider à la réduction l’effort de pêche. Cependant, cela suffira-t-il pour diminuer la pression sur ces populations ? Et de la même façon, pour maintenir une activité durable des pêcheurs restant en activité ?