I- Contexte

Dans cette affaire, l’administration italienne, par différentes mesures successives, a imposé aux entreprises riveraines d’une rade affectée par des phénomènes récurrents de pollution environnementale, des obligations de réparation de la pollution constatée, alors que depuis les années soixante, de nombreuses entreprises, actives dans le secteur des hydrocarbures et de la pétrochimie, se sont installées et se sont succédées dans cette région. A défaut pour les entreprises de s’exécuter, l’administration les a menacées d’effectuer d’office les travaux, à leur charge.
Les entreprises ont introduit des recours contre ces décisions administratives devant les juridictions italiennes et le Tribunal administratif régional de Sicile, qui doit statuer sur ces affaires, a posé à la Cour de justice plusieurs questions préjudicielles sur l’application du principe du pollueur payeur.

A- Le cadre juridique

1- Le droit communautaire

La directive 2004/35/CE du Parlement européen et du Conseil du 21 avril 2004 sur la responsabilité environnementale en ce qui concerne la prévention et la réparation des dommages environnementaux prévoit, s’agissant de certaines activités, que l’exploitant dont l’activité a causé un dommage environnemental ou une menace imminente d’un tel dommage est tenu pour responsable. Il doit ainsi prendre les mesures de réparation nécessaires et en assumer la charge financière.
Cette directive s’applique uniquement aux dommages environnementaux ou à la menace imminente de tels dommages causés par une pollution à caractère diffus, lorsqu’il est possible d’établir un lien de causalité entre les dommages et les activités des différents exploitants.
La directive ne fait pas obstacle au maintien ou à l’adoption par les Etats membres de dispositions plus strictes concernant la prévention et la réparation des dommages environnementaux.
Enfin, la directive ne s’applique pas aux dommages ayant leur cause, qu’il s’agisse d’une émission, d’un événement ou d’un incident survenus postérieurement au 30 avril 2007 ni à ceux ayant leur cause postérieure à cette date lorsqu’ils résultent d’une activité spécifique qui a été exercée et menée à son terme avant cette date.

2- Le droit national

La juridiction de renvoi se réfère notamment au décret législatif du 3 avril 2006 relatif aux normes environnementales transposant la directive sur la responsabilité environnementale dans l’ordre juridique italien. Son article 311, paragraphe 2, dispose « quiconque, en se rendant coupable d’un fait illicite ou en omettant d’exercer les activités ou d’adopter les comportements nécessaires, en violant la loi, des règlements ou des mesures administratives par négligence, impéritie, imprudence ou violation de règles techniques, cause des dommages à l’environnement en l’altérant, le détériorant ou le détruisant, en tout ou en partie, est tenu de rétablir la situation antérieure et, à défaut, d’indemniser l’Etat pour un montant équivalent ».

B- Les faits et les questions préjudicielles

1- La procédure à l'origine de l'affaire

Le site de la rade d’Augusta en Italie, en particulier ses fonds marins, est fortement pollué depuis de nombreuses années en raison de la pluralité d’entreprises opérant dans le secteur de l’industrie et des hydrocarbures qui s’y sont succédées ou coexisté. Les entreprises établies dans le secteur ont présenté des projets de dépollution approuvés par décret interministériel. Par la suite, l’administration italienne a toutefois décidé, unilatéralement, de compléter ces mesures par d’autres plus lourdes telles que le retrait des sédiments contaminés sur une profondeur de deux mètres et la réalisation d’un confinement physique de la nappe. A défaut pour les entreprises de s’exécuter, l’administration les a menacées d’effectuer d’office ces travaux, à leur charge. Les entreprises concernées, jugeant ces mesures irréalisables et les exposant à un coût démesuré, ont introduit différents recours contre ces décisions administratives.

Dans un premier temps, le Tribunale Amministrativo Regionale della Sicilia a annulé plusieurs décisions contestées, dans différents jugements, au motif, notamment, qu’elles étaient contraires au principe communautaire du pollueur-payeur. En revanche, la juridiction d’appel, le Consiglio di Giustizia Amministrativa per la Regione Siciliana, a considéré qu’il était légal de faire appel aux entreprises implantées dans la rade d’Augusta et a par conséquent ordonné, dans l’une des affaires, le sursis à l’exécution d’un jugement du Tribunale Amministrativo Regionale della Sicilia.

Dans la procédure à l’origine de cette affaire, plusieurs entreprises opérant sur le site de la rade d’Augusta –– Raffinerie Méditerranée (ERG) SpA, Polimeri Europa SpA et Syndial SpA ––ont contesté une décision du 20 décembre 2007, qui leur ordonnait notamment la réalisation d’un barrage dont la conception aurait été confiée à la société Sviluppo Italia Aree Produttive S.p.A. Selon le projet élaboré par la société, les sédiments contaminés devaient être dragués et utilisés, après traitement, pour construire une île artificielle dans la mer. Outre leur recours en annulation de la décision attaquée, les entreprises requérantes ont demandé en référé le sursis à l’exécution de la décision.
Envisageant une éventuelle évolution de sa jurisprudence dans le même sens que la juridiction d’appel, le Tribunal Amministrativo Regionale della Sicilia a rappelé des décisions antérieures du Consiglio di Giustizia Amministrativa per la Regione Siciliana qui a pu considérer qu’il « n’apparaît pas pertinent de déterminer le degré ou l’absence d’implication des propriétaires ou des concessionnaires actuels de zones industrielles ainsi que d’établir l’existence d’une éventuelle responsabilité dans le chef d’organes de l’administration, qui auraient par le passé autorisé l’exercice d’activités polluantes ».
C’est dans ce contexte que le Tribunal Amministrativo Regionale della Sicilia a sursis à statuer et posé à la CJCE des questions préjudicielles pouvant se résumer ainsi : est-il conforme au principe du pollueur-payeur énoncé à l’article 174 CE et dans la directive 2004/35 de faire porter la responsabilité de la réparation de dommages environnementaux par certaines personnes du fait de leur activité entrepreneuriale ou de leur position en tant que propriétaire de terrains et ce, indépendamment de toute contribution au fait causal et de toute faute ?

2- La décision de la CJUE

Avant tout, la Cour rappelle que l’autorité compétente n’est pas tenue d’établir une faute des exploitants dont les activités sont tenues pour responsables des dommages causés à l’environnement. En revanche, elle précise en l’espèce qu’il incombe à cette autorité de rechercher préalablement l’origine de la pollution constatée, celle-ci disposant à cet égard d’une marge d’appréciation quant aux procédures, aux moyens devant être déployés et à la durée d’une telle recherche.

Concernant la question qui nous intéresse, le lien de causalité, la Cour de justice considère que la directive sur la responsabilité environnementale ne définit pas la manière dont celui-ci doit être établi et que cette définition relève ainsi de la compétence des Etats qui « disposent à cet égard d’une large marge d’appréciation, dans le respect des règles du traité, pour prévoir des réglementations nationales aménageant ou concrétisant le principe du pollueur payeur. »
La Cour de justice considère ainsi qu’un Etat peut prévoir que l’autorité compétente a la faculté d’imposer des mesures de réparation de dommages environnementaux en présumant un lien de causalité entre la pollution constatée et les activités de l’exploitant.
La Cour considère néanmoins qu’en vertu du principe du pollueur payeur (selon lequel l’obligation de réparation n’incombe aux exploitants qu’en raison de leur contribution à la génération de la pollution ou au risque de pollution), l’autorité compétente doit disposer d’indices plausibles susceptibles de fonder sa présomption.
Ces indices peuvent être la proximité des installations avec la pollution, la correspondance entre les substances polluantes retrouvées et les composants utilisés par l’exploitant dans le cadre de ses activités.
La Cour de justice précise que les exploitants pourraient être en mesure de renverser cette présomption de causalité, qui ne saurait donc présenter un caractère irréfragable. Il leur appartiendra de mettre en œuvre les moyens nécessaires (investigations techniques, études,…) pour démontrer que la pollution constatée ne peut être imputée à leur activité propre.

II- Le droit français

A- La loi du 1er août 2008

La directive européenne sur la responsabilité environnementale a été adoptée le 21 avril 2004. D’après le livre blanc sur la responsabilité environnementale, la directive vise à mettre en œuvre le principe du pollueur payeur et a pour objet d’établir un cadre pour la prévention et la réparation des dommages environnementaux, sur le fondement de la responsabilité environnementale. Le texte a été transposé en droit interne par la loi du 1er août 2008, elle-même rendue applicable par le décret du 23 avril 2009. Un régime spécial de responsabilité est créé afin de prévenir et de réparer les dommages environnementaux causés par des activités économiques professionnelles. Le régime de responsabilité institué par la loi du 1er août 2008 ne se substitue pas aux autres régimes de responsabilité environnementale. L’article L. 164-1 du code de l’environnement dispose ainsi que « l’application du présent titre ne fait pas obstacle à la mise en oeuvre d’aucun régime de police spéciale ». C’est un régime de police administrative, l’autorité administrative compétente en la matière est le préfet de département qui peut mettre en œuvre des mesures de prévention ou de réparation des dommages causés à l’environnement.
Le type de dommage est particulier puisqu’il concerne non seulement les dommages graves mais aussi la menace imminente de dommages graves.
Trois milieux sont concernés : les eaux, les sols et les espèces protégées et leurs habitats. La responsabilité environnementale a donc vocation à s’appliquer à l’environnement lui-même et non aux personnes ou aux biens. Par ailleurs, la directive s’appliquant lorsque le dommage résulte d’une activité économique professionnelle, l’exploitant est soumis à un double régime de responsabilité :

- une responsabilité sans faute pour les activités énumérées par l’annexe III de la directive : il s'agit principalement d'activités agricoles ou industrielles soumises à un permis en vertu de la directive sur la prévention et la réduction intégrée de la pollution, d'activités rejetant des métaux lourds dans l'eau ou dans l'air, d'installations produisant des substances chimiques dangereuses, d'activités de gestion des déchets (notamment les décharges et les installations d'incinération), ainsi que d'activités concernant les organismes génétiquement modifiés et les micro-organismes génétiquement modifiés),
- une responsabilité pour faute pour toutes les activités professionnelles autres que celles énumérées dans l'annexe III de la directive, mais uniquement lorsqu'un dommage, ou une menace imminente de dommage, est causé aux espèces et habitats naturels protégés par la législation communautaire.

La loi du 1er août 2008, codifiée aux articles L 160-1 et suivants du Code de l’environnement subordonne la réparation des dommages causés à l’environnement par l’activité d’un exploitant à l’établissement d’un lien de causalité entre l’activité et le dommage. L’article L 162-2 2° du Code de l’environnement dispose que « le lien de causalité entre l’activité et le dommage est établi par l’autorité visée au 2° de l’article L 165-2 qui peut demander à l’exploitant les évaluations et informations nécessaires ». Il est à noter que l’article utilise le verbe « établir » et non « prouver ».

B- La condition du lien de causalité

Le lien de causalité est une condition exigée par le droit commun de la responsabilité civile et notamment par l’article 1382 du Code civil. Conformément au droit commun, la charge de la preuve du lien de causalité pèse, en principe, sur le demandeur en responsabilité. C’est donc à la victime qu’il appartient, en l’absence de toute présomption légale en sa faveur, d’établir qu’un fait générateur de responsabilité est en relation causale avec le préjudice dont elle se plaint. Le demandeur doit établir les conditions d’existence du lien de causalité, c’est à dire le rapport de nécessité entre le fait générateur et le dommage. La victime doit établir qu’un fait générateur de responsabilité a été une condition sine qua non du dommage, un événement sans lequel le dommage ne se serait pas produit ou n’aurait pas été aussi grave. La relation causale doit donc, en principe, être établie avec certitude, ce qui ne laisse aucune place au doute. L’exigence de certitude est perpétuellement rappelée par les juges de fond et contrôlée par la Cour de cassation.

Le droit de la responsabilité civile environnementale rencontre toutefois quelques difficultés liées à la preuve de ce lien qui doit être certain. C’est sur cette question que l’on retrouve le plus d’expertises qui mettent en évidence différentes incertitudes : multiplicité de causes possibles en matière de pollution par exemple, connaissance scientifique incertaine. En l’espèce, la juridiction de renvoi a d’ailleurs considéré qu’il serait impossible de déterminer concrètement la responsabilité individuelle des différentes entreprises pour ce qui est de la pollution.

Face à ces difficultés, le juge français a pu admettre qu’il est possible de se contenter d’une forte probabilité qui trouve un fondement dans les présomptions.
Et cela d’autant plus que l’objet de la preuve étant un fait, la preuve du lien de causalité est possible par tous moyens. Et parmi tous ces moyens (expertises, constats d’huissiers, certificats médicaux, témoignages) les juges peuvent retenir des indices et des présomptions de fait.

Les présomptions, selon l’article 1349 du Code civil, sont des conséquences que la loi ou le magistrat tire d’un fait connu à un fait inconnu. Il existe deux sortes de présomptions : les présomptions légales et les présomptions de fait, aussi appelées présomptions de l’homme. Ce sont ces dernières qui retiendront notre attention en l’espèce. L’article 1353 du Code civil autorise ainsi les juges à admettre des présomptions graves, précises et concordantes dont la force probante est abandonnée à leur pouvoir d’appréciation. Il dispose : « Les présomptions qui ne sont point établies par la loi, sont abandonnées aux lumières et à la prudence du magistrat, qui ne doit admettre que des présomptions graves, précises et concordantes, et dans les cas seulement où la loi admet les preuves testimoniales, à moins que l'acte ne soit attaqué pour cause de fraude ou de dol. »
On utilise fréquemment le terme d’indice pour désigner ce type de présomption : l’indice est l’élément initial qui permet au juge de raisonner par présomption. Cette forme de présomption constitue un véritable mode de preuve. Ces indices sont d’une infinie diversité. Il s’agit le plus souvent de fais positifs. Dans les faits eux-mêmes, il existe des indices qui permettent de tenir pour vrai le lien de causalité.
Ainsi en cas de transmission d’une maladie, les juges affirment leur conviction sur le fondement d’indices de fait et d’attestations médicales, se fondent sur des présomptions de fait tirées des expertises.

Mais parfois, les juges relèvent un indice négatif résultant de l’absence de tout autre événement de nature à expliquer le dommage. Le juge utilise la preuve par la négative en découvrant la vérité par exclusion, après avoir procédé à l’élimination de toutes les causes. Le lien de causalité devient ainsi certain parce qu’il n’y a pas d’autres causes.
Une telle présomption est notamment retenue par les arrêts qui statuent sur des demandes de réparation de bangs supersoniques.

Les affaires de contamination par le virus du sida ou de l’hépatite C à la suite de transfusions sanguines ont également représenté un terrain propice à l’application de présomptions de fait. A défaut de pouvoir identifier les donneurs dans les transfusions de plasma sanguin, notamment pour soigner les hémophiles, les tribunaux qui ont eu à statuer sur les demandes d’indemnisation émanant des victimes contaminées à la suite de transfusion ont eu largement recours aux indices tirés notamment de la date d’apparition de la séropositivité par rapport à celle des transfusions et de l’absence de facteurs particuliers de risques. La Cour de cassation a approuvé ce recours aux présomptions de fait. Ces présomptions de fait en matière de contamination transfusionnelle ont été ensuite élevées au rang de présomptions de droit.

En matière de responsabilité du fait des produits défectueux, la Cour d’appel de Versailles et le TGI de Nanterre se sont également déterminés à partir de présomptions de fait pour retenir la responsabilité du producteur malgré l’absence de preuves scientifiques établissant un lien certain entre la vaccination et l’apparition de la maladie. Les probabilités tirées de diverses circonstances (concomitance entre la vaccination et la maladie, absence d’autre cause, risque mentionné sur les précautions d’emploi, existence d’autres cas ayant présenté les mêmes symptômes…) ont suffi pour admettre le lien de causalité.

La présomption n'est donc pas un mode de preuve traditionnel du lien de causalité entre le dommage et le fait générateur en droit français. Les juges ont toutefois pu se déterminer, dans certains cas, à partir de présomptions de fait, en matière de responsabilité du fait des produits défectueux, en matière de contamination transfutionnelle. En ira t-il de même en matière de responsabilité environnementale au sens de la loi du 1er août 2008 ? c'est ce que l'avenir nous dira.

Sources

- CJUE, 9 mars 2010, aff. C-378/08.
- Conclusions Avocat général J. Kokott, 22 octobre 2009.
- J. Dupichot, Contrats et obligations-Présomptions-Notions générales, Editions du Juris Classeur, 1997
- Code civil
- Code de l'environnement