Le Conseil constitutionnel a été saisi le 25 mars 2015 par la première chambre civile de la Cour de cassation (Civ. 1re, 25 mars 2015, n° 14-40.056) d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) posée par la société SAUR SAS, portant sur la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit et la dernière phrase du troisième alinéa de l’article L.115-3 du code de l’action sociale et des familles (CASF) sur l’interdiction d’interrompre la distribution d’eau dans les résidences principales. Le Conseil constitutionnel saisi de la question, a déclaré la dernière phrase conforme à la Constitution.

Tout d’abord, rappelons l’origine du litige et de la QPC. Un usager résidant principal à Saint-Ouen (Somme), dans un immeuble raccordé au réseau du service public de distribution d’eau potable dont l’exploitation a été confiée à la société SAUR SAS, selon un contrat de délégation de service public. Rencontrant des difficultés de paiement et après la signature d’un échéancier de paiement resté sans suite, la société a procédé à la fermeture du branchement, aux frais de l’usager.
Le 17 octobre, la personne saisit la justice, soutenue par une association se constituant partie civile. Elle demande la réouverture du branchement d’eau potable, l’interdiction d’émission de factures pour la période de coupure du branchement en eau, l’interdiction de nouvelle fermeture du branchement en cause et la condamnation de la société SAUR SAS à des dommages-intérêts.
Au cours de l’instance, la société a posé la question prioritaire de constitutionnalité : la dernière phrase de l’alinéa 3 de l’article L. 115-3 du CASF est-elle conforme aux principes constitutionnels de liberté contractuelle, de liberté d’entreprendre, d’égalité des citoyens devant les charges publiques et d’intelligibilité de la loi ?
La Cour de cassation a été saisie par référé par le tribunal de grande instance d’Amiens, en date du 19 décembre 2014. C’est ainsi que la première chambre civile de la Cour de cassation a décidé de saisir le Conseil constitutionnel par son arrêt du 25 mars 2015.

Saisi de la question, le Conseil constitutionnel estime que le droit au maintien du service de l’eau ne porte pas une atteinte excessive ni à la liberté contractuelle et à la liberté d’entreprendre ni aux principes d’égalité devant la loi et les charges publiques. En effet, le Conseil décide que la loi garantit l’accès à l’eau pour toute personne occupant la résidence, pendant l’année entière et permet qu’aucune personne en situation de précarité ne puisse être privée d’eau, que le législateur, en garantissant ainsi l'accès à l'eau qui répond à un besoin essentiel de la personne, a ainsi poursuivi l'objectif à valeur constitutionnelle.


Les fondements législatifs du dispositif contesté


Tout d’abord, rappelons que l’article 75 de la loi n°2006-872 du 13 juillet 2006 portant engagement national pour le logement a interdit les coupures d’eau, de gaz, d’électricité et de chaleur pendant la période dite de la trêve hivernale pour les ménages en difficulté, en complétant l’article L. 115-3 du CASF. L’alinéa 3 de cet article dispose comme suit : « Du 1er novembre de chaque année au 15 mars de l’année suivante, les fournisseurs d’électricité, de gaz et les distributeurs d’eau ne peuvent procéder, dans une résidence principale, à l’interruption, pour non paiement des factures, de la fourniture d’électricité, de chaleur ou de gaz ou de la distribution d’eaux aux personnes ou familles mentionnées au premier alinéa et bénéficiant ou ayant bénéficié, dans les douze derniers mois, d’une décision favorable d’attribution d’une aide du fonds de solidarité pour le logement (…) ».

Cette loi a été ensuite modifiée par la loi DALO du 5 mars 2007, dont l’article 36 a étendu l’interdiction d’interrompre la distribution d’eau dans les résidences principales à l’ensemble de l’année. Précisons, par ailleurs que cette interdiction ne visait que seules les personnes mentionnées au 1er alinéa, c'est-à-dire qui ont sollicité une aide de la collectivité pour le paiement des factures et bénéficiant ou ayant bénéficié dans les douze derniers mois d’une décision favorable d’attribution d’une aide du fonds de solidarité pour le logement (FSL).

Enfin, la loi n°2011-156 du 7 février 2011 permet de s’acquitter des factures des ménages en difficulté, ce qui n’est plus subordonné à l’existence d’impayés et permet aussi de traiter la situation des personnes qui ne sont pas directement titulaires d’un contrat de distribution d’eau.
Rajoutons que la première phrase du 3ème alinéa a été modifiée par la loi n° 2013-312 du 15 avril 2013 a consacré l’interdiction d’interrompre la distribution tout au long de l’année et concerne, désormais, sur l’ensemble des situations d’impayés relatives à la résidence principale (sans critère de ressource ni d’aide apportée par la collectivité). C’est cette seule disposition du troisième alinéa de l’article L. 115-3 du CASF qui était contestée dans la QPC.

Motivations de la décision du Conseil constitutionnel

Rappelons que la société requérante reprochait aux dispositions contestées de porter atteinte aux principes de liberté d’entreprendre, de liberté contractuelle, d’égalité devant la loi et devant les charges publiques ainsi qu’à l’objectif d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi.

Liberté contractuelle et liberté d’entreprendre
S’agissant des griefs portant sur la méconnaissance de la liberté contractuelle et d’entreprendre, la jurisprudence du Conseil constitutionnel n’a pas été constante. En effet, il a d’abord nié à la liberté contractuelle la valeur constitutionnelle (Décision n° 9 - 348 DC du 03 août 1994, Loi relative à la protection sociale complémentaire des salariés) et jugé qu’aucune norme de valeur constitutionnelle ne garantit le principe de la liberté contractuelle. Il a par la suite infléchi sa position. En effet, c’est d’abord par le biais de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1789 que la liberté contractuelle a été reconnue, notamment, son article 4 (liberté) et 16 (garantie des droits). Ensuite, le Conseil s’est fondé sur le Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 qui affirme le principe de la solidarité dans une Nation.

Ainsi, le Conseil a consacré le droit au maintien des conventions légalement conclues dans sa décision n°98-401 DC du 10 juin 1998 et lui a reconnu valeur constitutionnelle ; une dérogation a été accordée au nom de l’intérêt général. En l’espèce, la société requérante soutenait que les dispositions contestées qui interdisaient aux distributeurs d’eau d’interrompre la distribution d’eau pour défaut de paiement, même en dehors de la période hivernale, sans prévoir de contre partie et que sans que cette interdiction générale et absolue soit justifiée par la situation de précarité des usagers, n’étaient pas justifiées par un motif d’intérêt général et, dès lors, méconnaissait la liberté contractuelle et la liberté d’entreprendre.
Le Conseil rappelant sa jurisprudence en matière de liberté contractuelle et d’entreprendre, découlant de l’article 4 de la Déclaration de 1789, du Préambule de 1946 et de la possibilité pour toute personne de disposer d’un logement décent, en déduit qu’il s’agit d’un objectif à valeur constitutionnel.

Méconnaissance des principes d’égalité devant la loi et des charges publiques

La société arguait qu’en interdisant d’interrompre la distribution d’eau potable, tout au long de l’année, alors que les fournisseurs d’électricité, de chaleur et de gaz ne se voient pas imposés une interdiction comparable, ces dispositions portaient atteinte au principe d’égalité devant la loi. Le Conseil écarte ce moyen au motif que les distributeurs d’eau ne sont pas placés dans la même situation que les fournisseurs de gaz, d’électricité ou de chaleur. Le principe en a, par conséquent conclu que le grief tiré de la méconnaissance du principe d’égalité devant la loi devait être écarté.


La portée de la décision


La portée de la décision dépend de la valeur de la notion d’OVC. Cette notion d’OVC est apparue pour la première fois dans la décision 141 DC du 27 juillet 1982 à propos de la loi relative à la communication audiovisuelle. Le Conseil constitutionnel a consacré par la suite, à maintes reprises cette notion : sauvegarde de l’ordre public, possibilité pour toute personne de disposer d’un logement décent, lutte contre la fraude fiscale. Chaque objectif dégagé tire son fondement dans la Constitution, dans la Déclaration des droits de 1789 ou dans le Préambule de la Constitution de 1946.
Le professeur Luchaire nous explique que le Conseil n’a jamais utilisé un OVC pour censurer une disposition législative. Il a au contraire justifié des dérogations (limitées) à des principes constitutionnels. Autrement dit, les OVC justifient des atteintes ou des dérogations à des principes de valeur constitutionnelle, à condition que ces atteintes ne soient pas manifestement excessives, ou que les limitations ainsi portées n’aient pas un caractère de gravité tel que le sens et la portée du droit constitutionnel ne soient pas dénaturés. Pour le professeur Lachaire, les OVC n’ont pas de valeur contraignante. Ils ne sont pas invocables par le requérant mais s’appliquent à l’administration.

Le Conseil d’Etat dans sa décision du 3 mai 2002, Association de réinsertion sociale du Limousin ou autre a consacré cette position en jugeant que si, dans une décision du 29 juillet 1998, le Conseil constitutionnel a qualifié d’OVC la « possibilité pour toute personne de disposer d’un logement décent », il n’a pas consacré l’existence d’un droit au logement ayant rang de principe constitutionnel. Pour Dominique Rousseau, un objectif, ce n’est pas une norme, c’est une assignation assignée à des normes.

Par conséquent, la décision du Conseil constitutionnel, en l’espèce, doit être relativisée, quant à sa portée. En effet, le Conseil se fondant sur le principe du droit à un logement décent, au nombre duquel, il reconnaît l’accès à l’eau ne constitue pas une norme invocable par les requérants. L’avantage de la décision, c’est qu’elle permette de clarifier la législation en matière de coupure d’eau.


Bibliographie :

Dossier n°2015-470 QPC : http://www.conseil-constitutionnel.fr/

Commentaire n°2015-470 du 29 mai 2015 : http://www.conseil-constitutionnel.fr/

Communiqué de presse n°2015-470 QPC : http://www.conseil-constitutionnel.fr/

« L’objectif de valeur constitutionnelle » publiée par Sylvain Manyach : http://somni.over-blog.com/

Brèves remarques sur une création du Conseil constitutionnel : l’objectif de valeur constitutionnel : www.cairn.info