La protection de la sécurité et de la santé du travailleur est une préoccupation que la réglementation impose à l’employeur. Si le simple bon sens veut que la prévention des risques soit le premier moyen pour la garantir, le code du travail ne manque pas de le rappeler en disposant à l’article L4121-3 que l’employeur est obligé d’évaluer les risques pour la santé et la sécurité des travailleurs et de mettre en œuvre les actions de prévention qui en découlent. C’est dans ce contexte qu’intervient l’établissement du document unique.

En l’espèce, suite à leur licenciement, plusieurs salariés saisissent la juridiction prud’homale de diverses demandes d’indemnisation. Parmi elles, l’une tient au paiement de dommages-intérêts pour le manquement de l’employeur à son obligation d’établir un document unique. Dans son arrêt du 8 juillet 2014, la chambre sociale de la Cour de cassation casse et annule l'arrêt d'appel et retient la responsabilité de l'employeur qui n'établit pas le document unique en l'absence sans d'un risque spécifiquement identifié.


1. L’obligation d’établir un document unique même lorsque le risque professionnel n’est pas prouvé

Les articles L4121-3 et R4121-1 du code du travail prévoient l’obligation d’établir un document unique. Une réponse ministérielle était déjà intervenue pour préciser que cette obligation n’est pas subornée à la taille de l’entreprise (1).

En l’espèce, ce n’était pas l’importance de l’effectif mais l’absence « d’indication et de précision, et a fortiori (…) de preuve sur les substances et préparations chimiques utilisées », et plus précisément sur le risque qu’elles étaient susceptibles de faire courir aux salariés, que l’employeur invoquait pour se dégager de son obligation.

La Cour de cassation n’a pas suivi ce raisonnement et le dernier attendu ne laisse aucune place à l’interprétation en ce qu’il énonce que « l'employeur est tenu d'évaluer dans son entreprise les risques pour la santé et la sécurité des travailleurs et de transcrire les résultats dans un document unique ». Autrement dit, le document unique est obligatoire alors même que le risque professionnel n’est pas avéré ou prouvé. Il s’agit là d’une affirmation sans détour de l’obligation, générale et indépendante des circonstances, pour l’employeur d’établir et d’adapter (2) le document unique.

On comprend aisément une telle décision puisque la moindre activité du salarié, qu’elle soit brève ou exceptionnelle comme en l’espèce, est susceptible de présenter un risque qui peut être de nature diverse, mécanique ou chimique par exemple. Finalement, on assiste à l’énonciation implicite que le risque zéro ne peut être atteint et que l’absence de preuve d’un risque particulier n’est pas synonyme d’absence de risque en général. Par conséquent, toutes les entreprises sont contraintes d’établir un document unique sans que rien ne puisse justifier son absence.


2. L’engagement de la responsabilité civile de l’employeur comme renfort à l’arsenal répressif en cas d’absence de document unique

Il est classique que l’absence de document unique engage la responsabilité civile personnelle de l’employeur lors de la survenue d’un accident du travail ou de la contraction d’une maladie professionnelle. En effet, l’absence du document unique apparait être un manquement à son obligation de sécurité de résultat et est qualifiée de faute inexcusable dans la mesure où l’employeur n’a pas agi pour prévenir un risque qu’il connaissait ou aurait dû connaitre (3). Une telle situation permet en outre au salarié d’obtenir une majoration de ses indemnités sur le fondement des articles L452-1 et L452-2 du code de la sécurité sociale.

Néanmoins en l’espèce, la situation diffère. Les salariés recherchent la responsabilité de l’employeur pour manquement à son obligation d’établir le document unique alors même qu’aucun accident du travail n’est survenu. Une telle demande est tout à fait inédite pour les juges en ce qu’elle semble écarter l’hypothèse de la faute inexcusable de l’employeur.

A cet égard, le dispositif énonce que les juges cassent et annulent l’arrêt d’appel « en ce qu'il a débouté les salariés de leur demande de dommages-intérêts pour manquement de l'employeur à l'obligation d'établir le document unique d'évaluation des risques ». Les juges accordent donc l’octroi de dommages-intérêts aux salariés du simple fait du manquement de l’employeur. La Cour de cassation fait ici une application usuelle du droit de la responsabilité civile puisque le manquement au comportement prescrit constitue par essence une faute. En revanche, cette application n’est pas dénuée de sens et semble démontrer une volonté des juges de rendre les sanctions en la matière plus efficientes. Jusqu’à maintenant, l’absence de document unique était sanctionnée en vertu de l’article R4741-1 du code du travail (4). L’employeur risquait ainsi une contravention de cinquième classe, soit une amende de 1500€ (5). Dorénavant, la sanction pénale pourra être complétée par l’octroi de dommages-intérêts dont le montant n’est en l’espèce pas précisé par l’arrêt.

La cour d’appel de renvoi ne s’est pas encore prononcée à ce jour sur le montant des dommages-intérêts mais il est permis de penser que leur octroi à plusieurs salariés s’avérera être une sanction plus lourde que l’acquittement de la contravention. Dès lors, cet élargissement de la responsabilité de l’employeur en l’absence de document unique aura peut-être la vertu de provoquer une prise de conscience des employeurs défaillants (6).



(1) Réponse ministérielle n°19043, JO Sénat 16 mars 2006, p. 785.

(2) Cass. Crim. 25 octobre 2011, n°11-82133. A noter que depuis, la loi n°2012-387 dite «Warsmann» du 22 mars 2012 a modifié l’article L4121-3 du code du travail, tempérant ainsi l’arrêt du 25 octobre 2011 en autorisant une modification moins fréquente du document unique dans les entreprises de moins de onze salariés. Ceci ne dispense pas en revanche de l’obligation d’établir le document unique tel que précisé dans la réponse ministérielle du 16 mars 2006.

(3) Cass. Soc., 11 avril 2002, n°00-16535, Bull. civ. V, n° 127 D.

(4) Cumulativement à l’article R4741-1 du code du travail, il découle de l’absence de document unique l’impossibilité de transmettre le dit document au comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail ainsi qu’aux délégués du personnel ce qui, sur le fondement des articles L2316-1 et L4742-1 du code du travail est passible d’un an d’emprisonnement et d’une amende de 3750€. Enfin, l’article R4741-3 dispose que l’impossibilité de transmettre à l’inspecteur du travail le document unique est passible d’une amende de 750€.

(5) L’amende est portée à 3000 euros en cas de récidive intervenue dans un délai d’un an à compter de l’expiration ou de la prescription de la précédente peine sur le fondement de l’article 131-13 du code pénal.

(6) Selon l’Institut National de Recherche et de Sécurité, en 2011 25% des PME n’avaient pas réalisé de document unique. Ce chiffre tombait à 15% dans les entreprises de plus de dix salariés. Source : « La lettre de l’INRS sur la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles », Novembre 2011 #33, page 2.

Référence: Cass. Soc., 8 juillet 2014, n°13-15470