Lors sa promulgation en 2005, la Charte de l’environnement avait suscité de l’enthousiasme, mais aussi de fortes attentes quant à son impact sur les productions législatives et quant à son invocabilité devant le juge. Ce texte, qui fait partie du bloc de constitutionnalité, aurait pu en rester au statut de simple déclaration d’intention. Mais rapidement, des décisions émanant notamment du Conseil constitutionnel (1), suivi par le Conseil d’Etat dans la décision « Commune d’Annecy » (2) ont montré que les principes contenus dans la Charte prendraient vie pour irriguer l’ensemble du droit français de l’environnement (3).

Si l’arrêt du Conseil d’Etat rendu le 26 février 2014 a pu aboutir à une solution décevante pour les associations de lutte contre l’amiante, il s’inscrit néanmoins dans une jurisprudence fournie qui contribue à faire vivre les principes de la Charte, en les appliquant à des problèmes de protection de l’environnement et sanitaires toujours croissants.

En l’espèce, le Conseil d’Etat est saisi par une association de lutte contre l’amiante d’un recours en excès de pouvoir dirigé contre le décret du 3 juin 2011 relatif à l’exposition à l’amiante dans les immeubles bâtis (4). L’association invoque à l’appui de son recours un moyen de légalité interne tiré de la méconnaissance par le décret des articles 1er et 5 de la Charte, soit respectivement le droit à un environnement équilibré et respectueux de la santé et le principe de précaution. Le moyen de légalité interne relatif au respect de la Charte est jugé opérant, mais il est écarté par le Conseil d’Etat, faute pour la requérante d’établir une incompatibilité aux deux principes. La requête de l’association est donc rejetée, mais pas sans un examen approfondi de la conformité aux principes de la Charte.

A. Une confirmation de l’invocabilité des articles 1er et 5 de la Charte

L’article 1er de la Charte est considéré comme invocable devant le Conseil d’Etat, pour contester la conformité de dispositions réglementaires visant la prévention des risques pour la santé et l’environnement : il appartient au juge administratif de vérifier si « les mesures prises pour l’application de la loi (…) n’ont pas elles-mêmes méconnu ce principe ». Ce contrôle n’est pas nouveau, il est ouvert au juge administratif depuis la confirmation de la valeur constitutionnelle de la Charte.

La conformité des dispositions réglementaires à l’article 5 de la Charte, relatif au principe de précaution, fait également l’objet d’un contrôle. Là encore, le Conseil d’Etat applique une solution déjà dégagée pour le principe de précaution dans le cadre du contentieux des antennes-relais. Au départ, les dispositions de la Charte s’envisageaient principalement par rapport aux atteintes à l’environnement, mais en viennent progressivement à inclure les problématiques de santé publique. Cette extension s’est d’abord faite pour le contentieux des antennes-relais
(5) ; l’arrêt rendu par le Conseil d’Etat le 26 février 2014 l’étend aux effets de l’amiante sur la santé.

De manière comparable au raisonnement tenu pour les antennes-relais, le Conseil d’Etat apprécie le respect ou non des principes contenus dans la Charte de manière pragmatique, en prenant en compte les connaissances et capacités techniques en matière de désamiantage.

B. Une appréciation pragmatique du principe de précaution

La principale critique adressée par la requérante aux dispositions du code de la santé publique tel que modifié par le décret de 2011 est relative à l’article R. 1334-28 du code, qui prévoit un seuil minimal de cinq fibres par litre d’air pour mesurer le niveau d’empoussièrement, et seulement pour les fibres longues d’amiante. Retenir de tels seuils d’exposition aurait des effets néfastes trop importants sur la santé des occupants de l’immeuble pour considérer que le principe de précaution et le droit à un environnement respectueux de la santé sont respectés.

Sur ce point, le Conseil d’Etat apprécie le respect des principes constitutionnels avec une méthode qui n’est pas sans rappeler la théorie du bilan, employée par les juges pour évaluer l’opportunité d’une décision administrative depuis l’arrêt Ville Nouvelle Est de 19716, en prenant également en compte l’incertitude scientifique liée à l’absence d’études sur les fibres d’amiante courtes.

En effet, les seuils retenus par le pouvoir réglementaire peuvent peut-être avoir des effets néfastes sur la santé, car en l’absence d’études permettant d’établir qu’il n’y a pas de risque, le principe de précaution s’applique. C’est pourquoi le Conseil d’Etat permet que l’article 5 de la Charte soit invoqué.

Mais dans un second temps, le Conseil s’interroge sur l’opportunité de seuils plus stricts. En effet, ces derniers déboucheraient sur une multiplication des chantiers de retrait ou de confinement des matériaux amiantés, ce qui génèrerait des risques « hors de proportion (…) avec les bénéfices attendus d’une telle mesure ». Le Conseil d’Etat préfère donc conserver en l’état les dispositions relatives à l’amiante. La mise en balance des intérêts environnementaux est défavorable, selon lui, à la multiplication des chantiers, avant le développement de « nouveaux moyens techniques » permettant de limiter les atteintes à l’environnement et à la santé humaine pendant les travaux de désamiantage.


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(1) Décision n° 2008-564 DC du 19 juin 2008, loi relative aux organismes génétiquement modifiés, AJDA 2008. 1614, note O. Dord

(2) CE 3 octobre 2008, commune d’Annecy, n° 297931, AJDA 2008. 2166, chron. E. Geffray et S.-J. Liéber ; D. 2009. 1852, obs. V. Bernaud et L. Gay ; ibid. 2448, obs. F. G. Trébulle ; GAJA, 17e éd. 2009. n° 118 ; RDI 2008. 563, obs. P. Soler-Couteaux ; RFDA 2008. 1147, concl. Y. Aguila ; ibid. 1158, note L. Janicot ; ibid. 1233, chron. A. Roblot-Troizier et T. Rambaud ; cette Revue 2010. 139, obs. Y. Aguila ; ibid. 307, obs. Y. Aguila.

(3) D. Hedary, La Charte de l’environnement : une mine à QPC ?, Constitutions 2011 p. 407

(4) Décret n° 2011-629 du 3 juin 2011 relatif à la protection de la population contre les risques sanitaires liés à une exposition à l’amiante dans les immeubles bâtis

(5) CE, 19 juill. 2010, n° 328687, Quartier « Les hauts de Choiseul » (Assoc.), AJDA 2010. 2114, note J.-B. Dubrulle ; D. 2010. 2468, obs. F. G. Trébulle ; RDI 2010. 508, obs. P. Soler-Couteaux ; cette Revue 2010. 611, obs. E. Carpentier. Le principe de précaution s'applique aux activités qui affectent l'environnement dans des conditions susceptibles de nuire à la santé des populations concernées.

(6)CE, ass., 28 mai 1971, Ministre de l'équipement et du logement c/ Fédération de défense des personnes concernées par le projet actuellement dénommé « Ville nouvelle Est », req. n° 78825, Lebon 409 ; AJDA 1971. 404, chron. D. Labetoulle et X. Cabanes et 463, concl. G. Braibant ; GAJA, 18e éd., n° 85.
Pour un commentaire plus approfondi des liens entre théorie du bilan et principe de précaution, voir X. Domino et A. Bretonneau, La théorie du bilan : mille plateaux, AJDA 2013 p. 1046 ; B. Seiller, AJDA 2003 p. 1472.