
Les limites des pouvoirs du juge-administrateur
Par Marion ZALOGA
Juriste QSE - Chargee Veille Reglementaire
SNCF - Technicentre Atlantique
Posté le: 12/08/2013 14:29
Le juge-administrateur dispose à l’égard des exploitants et de l’administration, de pouvoirs particuliers d’injonction ou même de substitution. Il s’agit alors d’une certaine ouverture sur les prérogatives habituelles du juge des installations classées qui pourrait tendre vers un monopole de décisions du juge en matière d’ICPE (installations classées). Toutefois, en pratique, il est de considérer que la main du contentieux n’est actionnée qu’avec parcimonie. En effet, le juge-administrateur ne semble pas jouir pleinement de ces pouvoirs exceptionnels, du fait de limites d’ordre juridique (I), mais également d’ordre procédural (II) et technique (III).
I. Les limites d’ordre juridique
Certaines limites du pouvoir du juge-administrateur trouvent leur fondement dans la nature même des prérogatives liées aux actes administratifs. En ce sens, il est de considérer que le juge-administrateur ne peut prononcer la fermeture d’une installation classée régulièrement mise en service. En effet, l’article L514-7 du Code de l’environnement limite le champ de compétence du juge des installations classées en ne lui permettant que d’ordonner la suspension d’une ICPE (installation classée pour la protection de l’environnement). Pour ce qui est de la fermeture d’une installation, il ne peut être question que d’une décision prise par un décret en Conseil d’Etat, ce qui incombe à la compétence du gouvernement. Ceci a été confirmé de nombreuses fois par la jurisprudence, comme par exemple dans les arrêts « Leplus » (CE, 27 juin 1947, Lebon p. 291) ou « Epoux Audigier » (CE, 5 mai 1972, n°77.448, Lebon p. 345). Il sera donc uniquement possible pour le juge-administrateur de renvoyer le dossier au ministre chargé des installations classées (représenté en pratique par le préfet), pour que celui-ci décide de la fermeture ou non, de l’installation (TA Paris, 7 mai 1986, « Gianelli », n°43149).
De même, le juge ne peut pas prononcer la suspension de l’activité d’une installation classée régulièrement autorisée, dans la mesure où les inconvénients n’étaient pas connus à la date de la délivrance du titre. Encore une fois, le Code de l’environnement, à travers son article L514-7, restreint le pouvoir du juge-administrateur et confie cette prérogative au ministre chargé des installations classées. C’est ainsi que le préfet sera le seul à pouvoir déterminer la suspension d’une installation classée dans l’hypothèse où celle-ci ne présentait aucun inconvénient particulier à la date de délivrance du titre d’exploitation, par les autorités compétentes.
C’est au regard de ces différentes limites qu’il faut analyser l’arrêt « Ministre de l’Aménagement du territoire et de l’Environnement-Est Deschamps Père et fils », de la cour administrative d’appel de Marseille du 10 décembre 1998 (n°97MA01715), qui affirme que le juge ne peut, en somme, n’ordonner qu’une mesure que l’administration n’est pas habilitée à prononcer. Cette maxime a été comprise à travers l’arrêt de la cour administrative d’appel de Marseille qui avait rendu sa solution, en estimant qu’aucun texte ne donnait pouvoir au préfet, ni à aucune autre autorité administrative, de déplacer une installation classée. Le fait d’ordonner le déplacement d’une installation revenait donc au juge, s’il en trouvait l’intérêt et la nécessité.
Parallèlement, la jurisprudence elle même se montre réticente à reconnaitre au juge la totalité des compétences détenues par l’administration. En ce sens, elle considère par exemple qu’il n’appartient pas au juge de faire constater les infractions à la législation des installations classées (Cour administrative d’appel de Lyon, 21 juin 1994, M. Jean Terrolle, n°92LY01579). Il faut alors ici observer un certain recul que prend volontairement le juge des installations classées face à ses propres pouvoirs.
II. Les limites d’ordre procédural
Les abimes de la procédure administrative tendent également à constituer des limites au libre exercice par le juge-administrateur de ses pouvoirs particuliers.
Par exemple, l’application de la règle de décision préalable (reprise par l’article R421-1 du Code de Justice Administrative), impose l’existence d’une décision exécutoire de l’administration (expresse ou tacite). Dès lors, le juge doit rejeter toute demande directement présentée devant lui sans décision administrative préalable (arrêt CE, 5 mai 1972, « Epoux Audigier », Lebon p. 345 ; CAA Nantes, 7 mai 1996, « Mme Alice Tanguy », n°94NT00780). Ceci constitue alors un frein dans la jouissance de ses prérogatives, autant qu’un ralentissement.
De même, le juge-administrateur peut être tenu par des cas de compétence liée qui s’imposent au préfet. Ainsi, il sera dans l’obligation de suivre l’avis du CODERST (Conseil Départemental de l’Environnement et des Risques Sanitaires et Technologique), notamment lorsque celui-ci aura émis un avis défavorable alors que l’installation était en situation de fonctionnement anticipé (arrêt CE, 7 mai 1969, « Ministre de l’Industrie c/ Sieur Spasaro », n°73.879, p. 244). Il est à noter que la présentation du dossier de demande de mise en activité d’une installation classée devant le CODERST, est une étape obligatoire de la procédure pour un futur exploitant. Toutefois, cette jurisprudence tend à être nuancée depuis les arrêts « Pabion » (CE 6 octobre 1976, n°99.794), « Ministre de l’Environnement c/ M. Robinet » (CE 25 juin 1982, n°21.499) et « M. Andrieu » (CE 8 mars 1985, n°51.281), qui ont accepté d’examiner la légalité de l’avis rendu par le CODERST. En pratique, s’il ressort de l’examen de la légalité de cet avis qu’il a été rendu au terme d’une procédure irrégulière, ou qu’un changement de circonstances permet de remettre en cause sa pertinence, le caractère défavorable de l’avis peut être écarté et un nouvel avis sollicité, aux fins, le cas échéant, de permettre au juge de délivrer l’autorisation (arrêt TA Clermont-Ferrand, 30 janvier 1986, « René Lambert »).
Une autre limite tenant aux contraintes d’ordre procédural est constituée par le fait que le juge est tenu de respecter les mêmes formalités que l’administration (arrêt CE, 15 décembre 1989, « Ministre de l’Environnement c/ Sté Spechinor », n°70316 et les conclusions du commissaire du gouvernement La Verpillière dans RJE 2/1990, p. 243 et s.). Autrement dit, il en résulte que tous les vices de procédure non susceptibles d’être régularisés font obstacle à la délivrance de l’autorisation par le juge. C’est le cas des enquêtes publiques, des études d’impact ou de dangers, insuffisantes, entre autre, lorsqu’elles ont empêché une complète information du public (arrêt TA Nice, 4 juin 2000, « SARL Nardelli TP c/ Préfet des Alpes-Maritimes », n°01-1191). Pour l’enquête publique, notamment, aucun élément d’information n’est susceptible de pallier les lacunes desdites études (arrêt CE, 9 décembre 1988, Entreprise de dragage et de travaux publics, n°76.493).
Enfin, le juge est tenu de respecter les garanties procédurales instituées par le législateur en faveur de l’exploitant (article L514-1 du Code de l’environnement) lorsqu’il entend lui infliger des sanctions administratives. Comme par exemple, le fait qu’une sanction administrative doit être précédée d’une mise en demeure préalable (articles L171-1 et L171-8 du Code de l’environnement). L’absence de mise en demeure entache la procédure de sanction de nullité (arrêt CE, 4 juillet 1979, « Ministre de la culture et de l’Environnement c/ Vidal », n°9706).
III. Les limites d’ordre technique
Enfin, le juge-administrateur est confronté en pratique à des limites d’ordre techniques de diverses natures. Par exemple, le juge-administrateur peut être confronté à la complexification des normes, qu’elles soient nationales, communautaires, voire internationales. Ces dernières entrainent bien souvent la multiplication d’études techniques à réaliser pour justifier d’une certaine conformité de l’installation. Toutefois, l’interprétation et la vérification de la conformité vis-à-vis de ces normes ne sont pas aisées pour un Homme de droit. En effet, la complexification d’un système normatif technique pointu rend le juge mal armé. Comme par exemple, face au volet santé des études d’impact, aux études de sécurité (pour les installations dites SEVESO), aux études de dangers avec notamment les notions d’information du public, ou encore à la maitrise de l’urbanisation autour des sites objets du contentieux.
Ceci, retranche donc le juge des installations classées dans une certaine réserve concernant les débats du caractère technique des éléments qui lui sont soumis, comme le souligne un arrêt du Conseil d’Etat en date du 28 février 1975, « Herr » (n°86.464, CJEG 1975, concl. M. Denoix de Saint-Marc, p. 80). Il est à noter qu’il était question en l’espèce de création de centrales nucléaires.
C’est ainsi que le juge privilégie de ce fait, le contentieux ordinaire des installations classées, à savoir le recours pour excès de pouvoir, au détriment du plein contentieux, rendu trop complexe par ses limites.
Toutefois, il faut relever que le juge peut choisir de recourir à des experts pour tenter de connaitre le fond du litige (arrêt CE, 14 mai 1948, « Courtial », Lebon p. 210 et arrêt CE, 26 avril 1985, « Comité de défense de l’environnement de Fréneuse », n°39.321). De même, il pourra s’aider d’une expertise ordonnée par un autre juge, pour compléter son jugement. Tout comme il pourra procéder à la visite des lieux (arrêt CE, 27 janvier 1978, « Cadoux », n°90137), ou encore décider de saisir pour avis le CODERST sur la pertinence des prescriptions techniques (arrêt CE, 11 avril 1986, « Société Industrielle armoricaine de légumes », n°57.894) ou le Conseil supérieur des installations classées, notamment sur des questions d’interprétation de la nomenclature des installations classées (arrêt CE, 7 novembre 1984, « SICA du Val-de-Gennes », n°25.642), ou la portée de certaines dispositions d’un arrêté ministériel. Il pourra également consulter l’ANSM (Agence Nationale de Sécurité des Médicaments) ou le Conseil Supérieur d’Hygiène Public de France pour recueillir leurs avis sur des questions touchant la santé publique.
Au regard de l’étude de ces contraintes, il peut être conclu, comme l’affirme l’étude du président Courtin, intitulée « Le contentieux des installations classées, un contentieux à repenser? » (RJE 1995, numéro spécial, p. 53 et s.) que le juge des installations classées n’utilise son pouvoir de substitution qu’avec une grande parcimonie (dans 6% des cas).
En ce sens, et après s’être interrogés sur la survivance de ces pouvoir, la jurisprudence et la doctrine (arrêt CE, 22 mars 1996, « GAEC du Vieux-Bougy », n°128923), ces derniers sont invité le juge des installations classées à prendre position face à cette problématique et l’inciter à exercer ses pleins pouvoirs, dans un arrêt « Téallier » du 4 mai 1998 (n°161336), confirmant la décision « Terrolle » de la cour administrative d’appel de Lyon, du 21 juin 1994 (n°92LY01579). Depuis, à en croire, l’arrêt « Société de construction d’autoroutes de l’Ouest » de la cour administrative d’appel de Nantes, du 14 juin 2000 (n°95NT00867), cette invitation semble avoir été entendue. En effet, cet arrêt fait grief aux premiers juges d’avoir méconnu leur compétence en procédant à l’annulation d’une autorisation d’exploiter, sans avoir recherché les éléments du dossier qui auraient permis de réformer ladite autorisation et alors même qu’ils n’avaient été saisis d’aucune conclusion en ce sens.